Correspondance Romain Gary -Louis Jouvet
Gary est l’homme de lettres, Jouvet l’homme de théâtre. Ce qui les unit ? Un amour inconditionnel pour les mots et la vérité qui peut les agiter, les traverser, en émaner. En 1945, au sortir de la guerre, Romain Gary s’interroge sur la forme théâtrale et soumet sa première pièce, Tulipe ou la Protestation, à l’œil incisif de Louis Jouvet. Que la pièce commence.

Romain Gary
La correspondance entre Jouvet et Gary ne cessera qu’à la mort du premier. Entre 1945 et 1951, une amitié bâtie sur la confiance et la rigueur tout aussi bien morale qu’intellectuelle se noua entre « le Patron » du théâtre français et un jeune diplomate atteint d’une fringale d’écriture. Gary le dit lui-même dans une de ses lettres : « je suis rendu muet par l’incohérence des choses que j’ai à dire ». Tant de personnages, tant d’images se bousculent en lui, qu’un jour il se décide à rendre plus vivants encore ses écrits en tentant de les porter sur scène. Jouvet sera le premier lecteur de cette pièce. Dans un premier temps enjoué, il finira par renoncer à la mettre en scène. Il manquerait, selon lui, une intrigue, un thème, des personnages.
Gary avait écrit « Tulipe » dans la foulée du succès de son premier roman. Le nom de fleur est le nom de résistant du personnage principal rescapé du camp de Bergen-Belsen et qui se retrouve à Harlem. Un personnage étrange, beau parleur, non réconcilié avec le monde, rebelle aux idées toutes faites. Il vit entouré de personnages plus ou moins interlopes qui veillent sur lui, l’admirent.
Auréolé de sa jeune gloire littéraire, Gary fait porter la pièce au metteur en scène Louis Jouvet . Qui trouve le texte intéressant mais « trop décousu » Gary n’est pas d’accord. Il finira par lui écrire :
J’ai horreur du “bien fait”. En réalité le défaut de “Tulipe” est qu’il est trop fait et pas assez décousu, pas assez rire pour rire dans une atmosphère insensée. »
« Pièce admirable mais inachevée-stop »
Mais cette lettre, comme beaucoup d’autres, est envoyée de Sofia. Gary est loin. Le temps passe. « Littéralement dévoré de fringale théâtrale », le romancier à succès écrira une autre pièce et l’enverra à celui qu’il appelle tour à tour « maître », « ami » ou, vers la fin, « Cher Louis ».
Télégramme de Jouvet, le 5 juin 1950 :
« Pièce très admirable mais à mon sens inachevée-stop-intrigue insuffisamment conductrice et surprenante-stop besoin vous voir et parler-stop- ».
2 mars 1947
Bien cher Monsieur et Ami,
Je viens de recevoir enfin Tulipe. Je l’attendais impatiemment depuis votre câble et je l’ai retrouvé avec un grand plaisir. Mes raisons pour l’aimer sont toujours les mêmes. J’ai pour lui une tenace amitié mais je n’ai pas trouvé à la pièce un changement bien grand et je me pose plus que jamais la question de savoir si Tulipe est la victime des évènements ou s’il en est la cause.
[…] La pièce reste aussi difficile qu’avant, je veux dire aussi peu accessible, malgré les perfectionnements que vous avez apportés et qui sont réels. Le progrès (suppression de scènes, etc.) reste matériel ; il n’est pas interne.
[…] Certes, les personnages existent, mais il manque l’action, la péripétie. On peut craindre aussi (mais ceci est une autre histoire) que la pièce laisse une impression de scepticisme trop total.
[…] Mais ce n’est pas là ce qui me paraît important. Tout ceci m’a conduit à me poser des questions sur la façon dont vous travaillez, dont vous préparez votre pièce. Il me semble qu’il y a une sorte de position, d’orientation que vous n’avez pas encore trouvée vis-à-vis de vos personnages, vis-à-vis du public, qui est vraiment une « disponibilité intérieure » grâce à quoi le personnage entre dans ce champ triangulaire situé entre l’auteur, le comédien et le public, et agit. Je vous devine encore trop préoccupé de la réalisation de votre oeuvre plutôt que de sa genèse. Vos personnages ne sont pas encore détachés de vous.
Peut-être en suis-je la cause par les critiques que je vous ai si maladroitement formulées déjà. J’insiste pourtant aujourd’hui, car j’aime trop ce que vous faites.
Au théâtre, le plus important est le personnage. Quand il est vivant, il crée l’action, il l’engendre. Certains, au contraire, naissent de l’action, sont conduits par elle. Le cas de Tulipe est incertain de ce point de vue s’il est juste.
[…] Les réserves que je fais sur l’action viennent en fait des personnages. C’est par rapport à eux qu’il faut poser le problème. Vos personnages ne sont pas encore « faits », pas véritablement créés.
Je me demande si vous n’en êtes pas arrivés à un stade où la création, la genèse, est interrompue par des altérations qui ne font plus partie de la création dramatique et si vous n’êtes pas gêné par des préoccupations secondes, et aussi par ces critiques que je me reproche parfois de vous avoir adressées. Je voudrais que vous ayez à l’égard de votre pièce, une préoccupation moins immédiate, moins accidentelle.
Une conversation avec vous me permettrait sans doute d’être plus clair et plus amical que je ne le parais. Je me demande s’il ne serait pas préférable que vous laissiez cette pièce de côté, quelques temps, que vous laissiez vos personnages vivre en vous, indépendants, jusqu’à ce qu’ils trouvent eux-mêmes leur mise en marche, que vous les mettiez « en vacances ». Ne craignez pas pour eux, ils sont solides.
Je m’excuse de vous parler avec autant d’autorité et de liberté, mais je crois à votre vocation dramatique. Je vous l’ai écrit déjà, je ne voudrais pas qu’il y eût de mécompte. Il faut que, pour débuter, vous ayez un succès. Un insuccès risquerait de vous détourner du théâtre, et vous y avez une place, j’en suis sûr. Votre vocation dramatique m’importe plus encore que votre pièce. Vous avez un sens du dialogue et du langage de théâtre. Tout ce que vous écrivez est empreint, même dans vos romans, d’un sens et d’un sentiment du dramatique authentiques.
[…] Je dicte cette lettre sans avoir le loisir de la méditer. Je vis dans une hâte continuelle et je vous prie d’excuser la crudité de mes réflexions. Il faut que vous sachiez que je vous suis entièrement dévoué et que je serais heureux de pouvoir contribuer et participer à votre entrée au théâtre.
Louis Jouvet
La pièce de Romain Gary dépasse un intérêt documentaire. Elle s’inspire de l’histoire contemporaine, si souvent absente des plateaux, et préfigure certaines tendances

Romain Gary
de l’absurde. Tulipe rescapé des camps, s’est réfugié à Harlem et y survit avec l’oncle Nat, » l’apatride allemand », cireur de chaussures « maquillé en nègre » par solidarité avec les Noirs américains et la fille de ce dernier, Leni. C’est une sorte de clochard magnifique qui alterne provocations paradoxales et envolées lyriques, qui ne se remet pas de l’existence, non des camps, mais du petit village voisin, « le village heureux qui dort en marge de la misère du monde », devenu pour lui symbole de l’indifférence générale. Quant à la discontinuité déplorée par Jouvet, Romain Gary la revendique et souhaitait l’accentuer dans le sens d’« une farce encore plus décousue».
Votre site est passionnant et d’une infinie richesse. Il me faudra y revenir pour en explorer toutes les dimensions. Quelle chance d’avoir encore autant à découvrir sur ce grand acteur. Merci
J’aimeJ’aime