LOUIS JOUVET AU ROYAUME DES IMAGINAIRES
Marc Véron
Extrait de
DROUOT RICHELIEU SALLE 2 – PARIS.
Vendredi 1 avril 2005 à 14h15
Bibliothèque LOUIS JOUVET
Souvenirs et Objets personnels. Succession Liza Jouvet
Lorsque Louis Jouvet évoquait Molière, il voulait juger son œuvre d’un point de vue professionnel, et le considérait d’abord comme un homme de métier.
Professionnel, métier, constamment ces termes reviennent sous sa plume.
Du théâtre il aura maîtrisé chaque facette : tour à tour, éclairagiste, décorateur, architecte, régisseur, comédien, metteur en scène, chef de troupe, producteur.
Lorsqu’en 1905, il entame un cursus universitaire, à Paris, il a été nourri au lait des enseignements des Frères des Ecoles chrétiennes de Toulouse, du Puy et de Rethel et des Lazaristes de Lyon, mais aussi d’une morale qui ne supporte pas la transgression.
Pour prix de son émancipation, il a promis au conseil de famille de mener à leur terme des études de pharmacie.
Sa soif inextinguible de théâtre, il l’assouvira au détriment de ses heures de détente : déjà, il ne dort que quelques heures.
Le Paris de la Belle Epoque s’offre à lui comme le Paris de tous les possibles.
Les revues poétiques confidentielles, et bien souvent éphémères, pullulent. L’ambition de la jeunesse est encore littéraire. L. Jouvet rejoint la Foire aux Chimères, d’inspiration libertaire, que ses rédacteurs vendent au numéro sur le boulevard Saint Michel.
Sous ce titre il fonde un groupe théâtral qui propose ses services aux Universités Populaires ; pour de nouveaux venus auxquels les théâtres officiels restent désespérément fermés, c’est l’opportunité de se produire devant un public d’ouvriers et d’employés.
Jouvet, qui, patiemment, noue des contacts avec des acteurs professionnels, décroche bientôt des cachets dans des tournées ou des festivals, et se familiarise avec les scènes les plus hétéroclites, s’adapte à toutes les formes de jeu et de rapport entre le plateau et la salle.
Pour évoluer à un niveau supérieur, il lui fallait rencontrer un formateur d’exception. Louis Leloir, professeur au Conservatoire, aurait pu devenir ce mentor, mais il meurt prématurément, en 1909. (Jouvet lui empruntera cette façon particulière de casser la phrase et de rythmer le verbe).
Léon Noël, acteur de mélodrame fameux, auquel il est redevable de plusieurs engagements et qu’il aime filialement, achève sa carrière, en même temps que le mélodrame disparaît des grandes scènes.
Non, l’homme du destin se nomme Jacques Copeau. Jouvet est distribué dans l’adaptation que ce dernier vient de réaliser de l’œuvre de Dostoievski, Les Frères Karamazov, au Théâtre des Arts, en 1911, et surtout est de l’équipe fondatrice du Vieux Colombier, en 1913. Contractuellement, Jouvet est recruté comme régisseur et presque accessoirement comme comédien.
Sous la férule de Copeau, les élans libertaires et romantiques de Jouvet vont devoir se soumettre à une discipline collective. Par opposition aux années dans le siècle que Jouvet a connues dans toute leur richesse et leur variété depuis 1905, commencent prés de dix années marquées du sceau de la règle classique et d’une amitié tellement absolutiste qu’elle ne résistera pas à l’épreuve du temps.
Jouvet, qui se veut une voix anonyme dans le chœur – ce qui ne l’empêche pas d’être remarqué par la critique dès qu’il compose un rôle – inlassablement apprend, refait les mêmes gestes, dessine des plans, construit de ses mains des décors, conçoit des scènes (trois théâtres seront ainsi rénovés par lui), et lit tout ce que la littérature peut recéler d’ouvrages dramatiques ou consacrés au théâtre.
Lorsqu’éclate la Première Guerre Mondiale, en août 1914, le Vieux Colombier a été unanimement célébré pour la Nuit des Rois, et rien ne semble devoir entraver son ascension.
Jouvet est au front comme ambulancier puis médecin auxiliaire, autrement dit assiste les agonisants et est exposé aux pires souffrances humaines. Grâce à une correspondance exceptionnelle avec Copeau, que son état de santé dispense de servir par les armes, il se construit une bulle de survie dans cet enfer.
D’autres participent à ces échanges épistolaires : Roger Martin du Gard, André Gide, Jean Schlumberger, etc. Car, en 1913, en même temps qu’il ralliait le projet de Copeau, Jouvet tombait dans le chaudron magique de la NRF.

Louis Jouvet sa « cagnat »
Quand le canon veut bien se taire, dans son abri semi enterré (sa « cagnat »), Jouvet trace à la hâte des notes de travail sur des papiers de fortune. Ses premières réflexions sur Dom Juan datent de 1915. Sa vie durant, il ne cessera de consigner des propos, la plupart du temps dans la fièvre des entractes ou des fins de représentation.
En 1917, la décision, inspirée par Philippe Berthelot, d’envoyer aux Etats-Unis la troupe du Vieux Colombier comme représentant officiel de la culture française, rend Jouvet à la vie artistique.
Pendant deux saisons (1917-1919) et au rythme d’une création par quinzaine, puis par semaine, au Garrick Theatre de New York, remodelé par ses soins, Jouvet se multiplie dans toutes les fonctions. Toutes sauf une.
Copeau n’entend pas déléguer un pouvoir qu’il est pourtant irréaliste de vouloir exercer solitairement devant un programme aussi démentiel. A aucun moment, Copeau ne propose à Jouvet d’assumer une mise en scène.
Dans cette corporation fermée qu’est le Vieux Colombier, il apparaîtrait conforme à la tradition que le compagnon soit reçu maître après avoir façonné le chef d’œuvre que l’expérience acquise rend accessible.
En 1922, ce sera la rupture. Si les deux hommes se gardent de prendre à témoin de leur différend l’opinion et si Jouvet se montre toujours déférent à l’endroit de son « Patron »; leur amitié est durablement affectée.
En trois mouvements, le destin qui se manifeste sous les traits de Jules Romains, permet à Jouvet d’accéder à la direction de la Comédie des Champs-Elysées.

Georges Pitoëff
Sollicité par Jacques Hebertot pour codiriger avec Georges Pitoeff la scène de ce jeune théâtre, Jouvet apporte dans la corbeille de leur accord Monsieur le Trouhadec saisi par la débauche. Succès.
Fin 1923, avec Knock, Jules Romains, exploitant une veine moliéresque, signe un classique de l’art dramatique et Jouvet endosse les habits d’un personnage providentiel.
En 1925, enfin, la « Société du Théâtre Louis Jouvet », largement portée sur les fonds baptismaux par l’auteur des Copains, procure à Jouvet l’assise économique qui lui manquait encore.
Les témoins d’alors ont pu parler d’un théâtre Jules Romains. En fait, les deux hommes, s’ils se sont heureusement associés à la faveur de multiples projets théâtraux et cinématographiques, ont toujours préservé un prudent quant à soi.
Or c’est dans l’amitié partagée que la créativité de Jouvet s’épanouit – cette amitié qui, depuis la rupture de 1922, lui fait cruellement défaut et qui, pour prospérer, suppose deux êtres de plain-pied.
Cet appel de l’amitié devait recevoir sa réponse avec Jean Giraudoux, et l’adaptation théâtrale de Siegfried et le Limousin en être le déclencheur.
Pas moins de treize œuvres dramatiques de Jean Giraudoux seront portées à la scène par Jouvet, à partir de 1928. Seules les circonstances empêcheront que Sodome et Gomorrhe et Pour Lucrèce connaissent un sort identique.
Les deux hommes qui obéissent à une même pudeur de sentiments et dont la délicatesse d’esprit et le style inspirent chaque attitude, parviendront à une osmose artistique sans égale. Jouvet peut sans même interroger son auteur connaître ses réactions aux répétitions en observant son rythme respiratoire. Même si les voyages diplomatiques effectués par Jean Giraudoux à travers la planète contraignent les deux hommes à des échanges épistolaires, l’essentiel de ce qu’ils se disent à l’abri de la loge-bureau de Jouvet à la Comédie des Champs-Elysées, puis au Théâtre de l’Athénée, à partir de la rentrée 1934, est laissé à l’imagination des biographes.
L’un et l’autre, sans s’être jamais livrés à des exposés théoriques, rejettent le théâtre naturaliste et réaliste et s’inscrivent en rupture par rapport au XIXème siècle. Par leur génie, ils servent la poésie sous sa forme théâtrale, et sans rien céder aux modes et aux facilités, savent conquérir une vaste audience, en France et bien au-delà.

Ondine Madeleine Ozeray et Jouvet
Il est étrange que pour sa dernière apparition sur scène Jouvet ait joué la scène d’Ondine où meurt le chevalier Hans. C’était à Bellac, dans une manifestation qui honorait la mémoire de Jean Giraudoux, et Monique Mélinand lui donnait la réplique.
Il ne restait plus à Jouvet qu’un mois avant de rejoindre son ami au royaume des imaginaires.
La seconde Guerre Mondiale provoquera une seconde et définitive rupture dans le parcours artistique de Jouvet.
Décidé à ne pas subir les injonctions des nazis, il choisit l’exil, non pas un exil solitaire et clandestin, mais en grand apparat, avec toute sa troupe. Après une tournée en Suisse, puis en zone non occupée, il cingle vers l’Amérique du Sud, en juin 1941 – Pendant quatre ans, il parcourra tous les pays de ce continent, à l’exception du Paraguay, et sans oublier Cuba, Haïti, le Mexique et les Antilles françaises. A partir de 1942, le voyage devient épopée. Il faut à Jouvet, à ses techniciens et à Marcel Karsenty, l’impresario, une volonté hors du commun pour surmonter les obstacles – les moindres n’étant pas politiques.
Comme Molière, jour après jour, Jouvet doit assurer la subsistance de sa troupe. Au cours de cette épreuve où souvent il est à la limite de sa résistance physique, Jouvet s’ouvre à de nouvelles cultures, de nouveaux auteurs. Et il écrit. Comme jamais. Sur son métier, la condition du comédien, le sens de l’existence. Nombre de ses travaux paraîtront à titre posthume : Témoignages sur le Théâtre, Ecoute mon Ami, le Comédien désincarné.
Mais son chemin de Santiago, il le découvre dans un dialogue quotidien avec Molière, et pourquoi ne pas ajouter avec Dieu. La perfection théâtrale est à ses yeux le moyen de se rapprocher de Dieu, et celle-ci s’est incarnée en Molière.
Les œuvres majeures qu’il sert de tout son génie sont désormais d’essence religieuse : l’Annonce faite à Marie, Tartuffe, Dom Juan, La Puissance et la Gloire.
Ce résumé trop succinct, qu’il n’aurait pas approuvé, lui qui détestait les hommages académiques et les embaumements littéraires, ne peut être clos sans que soit posée cette question : qu’est ce qui rend Jouvet si présent ? Plus de cinquante ans après sa mort qu’est ce qui en fait un classique ? Paradoxalement, car il n’est oeuvre plus éphémère qu’un spectacle !
Son jeu nous est essentiellement connu par le cinéma, les enregistrements radiophoniques et le microsillon. Il se situe en dehors du temps et ne porte aucune des rides dont le cabotinage, les procédés et les trucs faciles affublent trop souvent les acteurs.
Mais probablement faut-il aller quérir la réponse au-delà ?
– Jouvet a été un pédagogue d’exception et ses cours nous ont été restitués presqu’intégralement par la transcription qu’en a réalisée Charlotte Delbo, et quelques uns de ses élèves nous ont édifiés à ce sujet : Bernard Blier, Jean Meyer, Paula Dehelly – comment ne pas évoquer le merveilleux Elvire – Jouvet 40 mis en scène par Brigitte Jaques.
– Jouvet a fait œuvre de réflexion, à la fois historique, philosophique et sociale et nous a légué des matériaux stimulants pour la recherche. Que l’on songe aux travaux qui se poursuivent aux Etats-Unis, au Canada, au Japon, en Italie, sur cet héritage.
– Enfin, Jouvet nous a transmis l’image d’un créateur d’une haute valeur morale. Cette qualité ne lui appartient pas en propre. On pourrait user des mêmes qualificatifs à l’endroit de Gaston Baty, de Charles Dullin ou de Georges Pitoeff, réunis au sein du Cartel.
Cette morale habitait un spiritualiste, qui cherchait constamment à dépasser ce que ses simples qualités humaines lui permettaient d’espérer – Par l’art.
Un jour, j’ai demandé à Françoise Giroud de me définir Jouvet en un mot – Je crus percevoir un léger voile dans son regard.
– « Un artiste, me répondit-elle, exceptionnel ».
Marc Véron
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