Quelques extraits de la correspondance entre Jacques Copeau et Louis Jouvet .
Les premières lettres sont signées Jouvey, Louis Jouvet ayant modifié son nom par égard pour sa famille
Ce volume rassemble pour la première fois l’intégralité de la correspondance échangée entre deux hommes de théâtre hors du commun, Jacques Copeau (1879-1949) et Louis Jouvet (1887-1951), dont l’influence n’a pas cessé de nourrir les pratiques contemporaines. Ce qui les unit d’abord, au-delà d’un compagnonnage exemplaire qui les verra côte à côte au Théâtre du Vieux-Colombier de 1913 à 1922, fut le rêve d’une fraternité artistique idéale, d’une utopie théâtrale. Que les circonstances, différends ou querelles d’amour-propre aient fait
dégénérer cette mystique, personne ne le contestera.
Leurs lettres composent donc un récit unique, celui d’un don de chacun à l’autre, et cela même après le départ de Louis Jouvet du Vieux-Colombier. Jacques Copeau, alors retiré en Bourgogne à la recherche de formules dramatiques inédites, reste le « patron », auquel le cadet, devenu à son tour un des animateurs incontestés de la scène parisienne, rendra hommage jusqu’à sa mort, en octobre1949.
La lecture d’une correspondance est un exercice qui peut sembler fastidieux, voire aride, souvent dévolu à la personne mythique de l’historien ou de l’archiviste fleurant bon le parfum de noisette du parchemin. La correspondance Jouvet-Copeau, parue aux « Cahiers de la N.R.F. », n’est rien de cela. Elle se lit le sourire aux lèvres, en véritable roman de l’aventure théâtrale.
Lise Facchin voir son blog
9 décembre 1915
« Mon patron une carte pour vous dire que je ne peux pas vous écrire en ce moment, car nous « pérégrinons » et nous « pateaugons » – il n’y a rien de nouveau dans notre existence. Ce petit mot commencé ce matin, fini ce soir après pluie, vent, boue, boue… et tout le cortège habituel. Tout ce que vous me dites m’épanouit, me sustente, me contente et me calme et m’encourage […].
L.J.
Nouvelle adresse : Ambulance 1/120. Secteur 101.»
9 juillet 1916

« Mon bon patron… […] Nous ne mangeons que d’une dent, nous ne dormons que d’un oeil, nous ne nous asseyons que d’une fesse… Malgré tout, j’arrive encore à penser à « nos » affaires – et je crois que je ne pense pas trop mal ! Ça recommence encore ce soir – et les convois de blessés, les convois de munitions et les convois de prisonniers nous serrent le coeur chacun à leur manière […].
Il y a des Arabes, des Malgaches, des Sénégalais, des spahis à côté de moi – ils font une cuisine bizarre – ils chantent des mélopées étranges – ils sont toujours joyeux – ils jouent toute la journée au loto – et, comme ils n’ont pas de pions, ils marquent avec des pincées de terre qu’ils prennent à même autour d’eux !
Il y a des prisonniers qui « mendient » le pain, qui ramassent les croûtes de pain jetées, qui mendient de l’eau. Il y a la foule des soldats autour d’eux avec les psychologies habituelles que vous devinez, depuis le sentimental jusqu’au surboche – ce sont tous des hommes des petits hommes – comme nous sommes tous plus ou moins quand nous ne sommes que « nous », nous tout seuls… tout simplement.
Et j’absorbe tout cela, je regarde, j’écoute, je vois, je m’imbibe comme une éponge de toute cette quotidienneté, de cette banalité, de cette vie quotidienne – vue à la loupe – vue au stéréoscope – et je n’aurai qu’à me pressurer, vous n’aurez qu’à me presser un peu du doigt pour en extraire ce que vous voudrez dans la joie – dans le comique – dans la satire – dans la haine même – la vraie haine – la haine en soi – mais hors de soi – ou dans la tristesse – dans la douleur – dans la tristesse quotidienne, banale – dans la tristesse qui va du grave au doux à l’aigu et au déchirant – depuis la tristesse qui asphyxie – qui vous asphyxie – jusqu’à celle qui vous foudroie.
Adieu, je vous embrasse de tout mon cœur – comme je prie pour vous.
Votre L. Jouvet. »
7 – LOUIS JOUVET à JACQUES COPEAU
Le 16 Avril 1913
Cher Monsieur Copeau,
J’ai vu Dullin l’autre jour qui m’a demandé si j’étais toujours en bonne disposition et ferveur pour le Théâtre du Vieux-Colombier – je vous envoie ce mot dans l’affolement de mon travail pour le Château d’Eau et pour vous protester de tout mon dévouement anticipé à votre œuvre! Le titre seul met du baume au cœur!
Notre «Charles» national m’a dit également que vous aviez songé à moi pour les fonctions de premier régisseur. Je serai enchanté de collaborer encore avec vous de cette manière à condition toutefois que cela ne nuise pas à ma distribution dans une pièce . J’attends donc avec impatience et la-petite-Else aussi, la villégiature studieuse et paisible qui précédera la saison – et je souhaite les pluies les plus sauvages pour ma saison d’été du Château d’Eau. Je suis heureux comme un Dieu d’un tas de crapuleries que je vois – des crapules que je dévoile et des malhonnêtetés insoupçonnées que je découvre. Je vois aussi de la misère qui défile toute la journée – et je constate qu’il y a une infinité d’apprentissages à faire dans l’existence !
La-petite-Else me dit que c’est aujourd’hui la fête d’Edi … Vous lui ferez donc plus spécialement mes amitiés sans oublier cependant Maïene et ce brave Pascal ! Mes respects à Madame Copeau – et mes sentiments bien cordiaux-de-derrière-les-fagots !
Votre
Louis Jouvey
P.S. à l’usage d’Edi. Madame Else Jouvey m’a chargé de mettre à la poste une lettre pour Mademoiselle Edi Copeau que j’ai complètement oubliée dans ma poche. Donc le retard insolent de ces hommages doit m’être honteusement attribué. Je l’avoue bassement – et j’en fais mes excuses respectueusement.
8 – JACQUES COPEAU à LOUIS JOUVET
LE LIMON
par la Ferté-sous-Jouarre
Le 27 mai 1913
Mon cher Jouvey,

Jacques Copeau
Dans l’état actuel de mon budget, voici exactement ce que je puis vous proposer :
trois mille francs pour onze mois, comprenant les fonctions de régisseur général de la scène. L’engagement est pour un an, du 1er Juillet 1913 au 1er Juin 1914. Pendant Juillet et Août, travail au Limon. Du 1er Septembre au 15 Octobre, travail à Paris.
Je sais que je vous offre peu, mon cher Jouvey. Et, certes, s’il ne dépendait que de moi de faire votre fortune!… Mais je dois me plier à la nécessité. Je dois suivre une prudence excessive, pour durer. Nous faisons tous des sacrifices. Si vous voulez vous joindre à nous, vous savez que je serai content.
Répondez-moi tout de suite, s’il vous plaît. Amitiés à votre femme.
Je vous serre la main.
Jacques Copeau
14. – LOUIS JOUVET à JACQUES COPEAU
Théâtre du Vieux-Colombier
Paris – 21rue du Vieux-Colombier – Paris a)
Paris, le mercredi 23 juin 1914
Mon cher patron,
Je me proposais de vous écrire depuis déjà longtemps et j’allais le faire, quand M. Gallimard m’a transmis vos salutations – me faisant octroyer par Warnet … Maxime – « c’te soumme de troué cents frincs ! » – qui a été très bienvenue chez nous et pour laquelle je vous remercie autant que je peux le faire ici .
J’ai su que vous n’étiez pas trop fatigué et que le temps coulait agréablement là-bas . J’en suis heureux et j’espère que la présente vous trouvera en joie – et fort bien portant ainsi que tous les vôtres. Je ne ne veux pas m’étendre sur la décrépitude de ma personnalité physique – mais enfin je suis assez mal fichu en ce moment. J’attends votre retour pour partir décidément au Limon car je crois que là est le salut. Lambin a répondu qu’il avait Bing et sa fille en pension cette année et qu’il ne pouvait accepter d’autres pensionnaires, sa femme étant trop fatiguée. Nous nous logerons donc où nous pourrons. Je me fous de tout pourvu que je ne sois plus fatigué comme je le suis actuellement. Appréhensions appendicitaires – troubles intestinaux – haleine fétide – petits frissons sans règle – urine trouble, etc., etc… sauf le respect que je vous dois.
Le travail au théâtre avance lentement – naturellement. Mais je crois qu’on aura l’année prochaine un guignol propre, bien agencé, qui fonctionnera bien – et sur lequel on ne se battra pas tous les soirs avec tous les trois mètres d’étoffes des décors.
L’éclairage au proscenium avec les 1000b. ½ Watt ne présente pas grand avantage. Vous le verrez! Quant au remplacement de la rampe – ce ne sera que très particulier, car on a un éclairage quasi perpendiculaire qui contrarie les ombres naturelles des figures – vous le verrez!
J’ai fait également commencer le percement du plancher au proscenium jardin pour y installer un praticable allant au dessous. Ce ne sera pas parfait car la profondeur ne permettra pas de faire foncer un homme de toute sa taille – et ce petit travail nous a mis en conversation avec une paire de traverses en fer que nous avons dû scier sans aucun agrément ni rapidité. Les plafonds sont rééquipés. Alphonse a fait des épissures superbes qui m’ont fait rêver aux îles Bermudes et à Java! Ils fonctionneront l’année prochaine pour la plus grande sécurité de tout le monde, et particulièrement ils éviteront ce que pouvaient avoir de désagréable les visites importunes du service d’incendie .
Petites nouvelles en trois lignes.
Le jeune Lafont qui nous avait si bassement insultés a envoyé une autre elle-même chercher le « (mot illisible)» qu’on mettait à sa disposition.
Le chef machiniste Romain – que j’ai déposé – travaille toujours au théâtre en attendant de trouver quelque chose. Jamais homme n’a autant travaillé.
Une personne du service de scène a par méprise mis quarante cinq mètres carrés de calicot dans sa poche – en croyant y mettre son mouchoir.
La mère Hubert s’étant scandalisée outre mesure de cette légère erreur – je la laisse reposer momentanément.
Reçu diverses lettres d’em… qui veulent vous voir, qui… ne savent quoi penser… qui… ne savent comment faire. Je leur ai dit que moi non plus.
Théâtres.
J’ai assisté l’autre jour au théâtre anglais à la Nuit des Rois – ou ce que vous voudrez – en effet, c’est exactement une pièce de Dumas, avec des traditions de jeux et de mots qui actuellement ressemblent à du Frédéric Lemaître pour les pauvres. Plusieurs notes de mise en scène sont originales et interprètent bien le texte. Le Malvolio joue selon la tradition – et le sens de la tradition m’a l’air très bien – lui il avait l’air d’un serin ! Le Tobie joue bien – il joue beaucoup, mais n’a pas la truculence joyeuse de Bouquet . Le Aguecheek est un mignon Henri II, III ou IV style Dufayel – il est à botter le cul – si j’avais eu un pistolet, j’aurais eu plaisir à le descendre. La scène du duel particulièrement contient une série de plaisanteries et de cascades d’un goût mauvais qui n’indigne plus mais qui fait pitié – ici j’aurais voulu leur jeter un ou deux sous – c’était vraiment pauvre. Quant à la façon dont Malvolio découvre et lit sa lettre, s’il y a dans tout l’univers quelque chose d’aussi pauvre et d’aussi froid – je consens volontiers à cesser de vivre de la belle vie des hommes qui mangent et qui boivent.
Le reste ne vaut pas un pet de lapin – que dis-je, de lapin – de lapincule – costumes grotesques, décors en (mot illisible) – oh pardon, oh si – le bouffon, remarquable : imaginez Bardy 8 habillé en chicorée, bâté d’un véritable harnais de grelots de mule, faisant des grâces – et chantant d’une voix de basse. Ceci n’est pas de l’imagination – je dis Bardy parce qu’il lui ressemblait – et que son jeu me rappelait celui du créateur du charretier de la Femme tuée.
Je vous préviens, mon cher patron, que cette lettre n’a aucun intérêt particulier et que vous pourrez en cesser la lecture à l’endroit où il vous semblera bon – ou plutôt qui vous semblera mauvais ou ennuyeux. Je vous le dis un peu tard mais l’intention y est.
Madame-petite-Else-et-son-fils vous font toutes sortes d’amitiés – lui si jeune – elle si aimable – et votre régisseur général-acteur-dévoué – se déclare votre cordialement affectueux – lui si intelligent avec son point appendiculaire et les gravois physiologiques de son corps fatigué.
Louis Jouvey
Dites-moi je vous prie quand vous revenez – ou revenez sans me le dire – je le verrai tout seul.
28. – JACQUES COPEAU à LOUIS JOUVET
Paris 16 novembre 1914
Mon bon petit vieux, je me reproche de n’avoir pas encore répondu à ta lettre qui m’a fait tant de plaisir. Je sens que tu t’arranges de ta nouvelle vie, que tu t’adaptes, et tout est là. La mauvaise humeur ou la révolte inconsidérée sont ce que je hais le plus au monde, et ce qu’il y a de plus stérile. Je retiens ce que tu dis de l’obéissance. Il n’y a en effet qu’à obéir corps et âme. C’est très sain, et c’est là-dessus que tout repose. Il ne s’agit pas d’avoir raison.
Ce que je fais, moi? Ca n’a aucun intérêt. Je mène la vie de caserne (où je mange et couche) sans faire le métier de soldat. J’attends. Un premier conseil de révision m’a déclaré «bon». J’attends le second, qui statuera définitivement 1.
[ ]
Figure-toi qu’en quittant la rue d’Assas je suis passé chez moi rue du Dragon où j’ai trouvé une lettre de ta femme datée de Braffye, qui m’attendait là. Une lettre gentille dans laquelle elle me dit, entre autres choses, à peu près ceci : «Nous étions résolus, si nous avions un garçon, à vous demander d’être son parrain, mais ce n’est qu’une fille. Voudrez-vous tout de même? »… Bien sûr, mon petit, que je veux, et même que ça me touche beaucoup, que ça me fait un réel et profond plaisir. Je vais écrire ça aujourd’hui même à la petite Else.
Si tu viens à Paris tâche de me voir, fût-ce un instant. Je suis toujours 25 rue Oudinot de 8 h. à 11h. et de 1h. à 5.
Ma femme et mes enfants vont bien. Ils resteront à Cuverville jusqu’à Noël.
J’ai donné lecture de ta lettre à haute voix, rue Laugier. Elle a eu un très vif succès. L’anecdote Mardrus a particulièrement réjoui les auditeurs, qui tous le connaissent.
Au revoir, mon vieux. Bon courage toujours et bonne santé. Pense à l’avenir, comme moi, quand on s’y remettra!
Je t’embrasse de tout cœur.
Jacques Copeau
72. – LOUIS JOUVET à JACQUES COPEAU
10 novembre 1915
Me voilà rentré d’une petite promenade qui a duré trois jours – dans d’invraisemblables fourgons réglementaires – sur d’extraordinaires routes royales, vicinales, communales – par un froid qui n’a pas voulu se détendre seulement le coin d’une lèvre – au milieu d’un brouillard gris – avec un soleil tout blanc – des chevaux étiques – mais un merveilleux panorama de forêts rousses, blondes, dorées, passées, qui m’ont fait rêver avec beaucoup de plaisir aux filets ruisselants de jaune, d’ors et de rouges qui seront un remarquable décor du Vieux-Colombier.
Je retrouve ma lettre et tous les griffonnages de traits et de notes qui l’accompagne. Je vous l’envoie par acquit de conscience – cela pourra toujours servir à l’occasion.
Vous n’avez qu’à faire relever les mesures du plan B, et je vous trouverai facilement un plan pour le menuisier du Limon – si toutefois cela vous est commode.
J’ai reçu un charmant petit mot de Bing.
Songez à Saint François quand vous relirez le rôle d’Elvire dans Dom Juan 1.
Dès que j’aurai facilité et loisir, je vais essayer de vous faire un petit papier sur le parallélogramme articulé qui vous permettra d’appliquer à notre scène l’invention de Craig – et vous permettra même de l’essayer vous-même avec quelques bouts de carton – si vous voulez.
Je vous réserve pour plus tard, quand il aura plus de bouteille – l’essai sur le perfectionnement dans la manœuvre et l’emploi du pendrillon.
Je suis encore horriblement gelé – les pieds et les mains «sans connaissance», privés de sentiments! les oreilles sont de même – et mon nez ne doit certainement pas se douter du nombre de «roupies» qu’il doit produire.
Je me fais l’effet d’avoir la matière cérébrale en gelée de veau.
La petite Else m’a écrit deux fois déjà et me parle discrètement de la meilleure place qu’avait Marie – tandis que Marthe faisait la cuisine et les préparatifs! Elle insiste pour ne pas faire le ménage chaque fois qu’elle en a l’occasion, mais elle est enchantée de le faire, encore qu’elle n’en ait pas l’expérience. – Remerciez aussi Madame Copeau d’avoir si aimablement «lainifié» Anne-Marie – c’est un de mes soucis que sa mère soit aussi insensible au froid pour sa petite personne que pour elle-même.
Adieu, mon vieux, mon bon patron, je vous embrasse très chaudement malgré ce grand salop d’hiver.
Louis Jouvet
Si vous envisagez Dom Juan comme un «Miracle», vous verrez que c’en est un; il y a constamment des interventions divines.» (Idem.)
75. – LOUIS JOUVET à JACQUES COPEAU
24 novembre 1915
Mon cher patron,
Je viens de recevoir votre lettre 1. – Malgré l’influence qu’elle a eue sur ma digestion – je vous réponds tout net. Je réponds seulement à votre question et ne veux faire que cela.
Il n’y a pas de plan de fait pour la réfection du tableau ni des lignes. Le principe, dont j’ai le schéma, était trouvé, on n’a pas eu le temps de faire le plan.
Le principe était de pouvoir mettre en résistance toutes les lignes et tous les éclairages possibles par conséquent – avec nos trois résistances – avec cet avantage que la manoeuvre devenait plus claire et plus facile – la mise en résistance d’un groupe quelconque de lampes par exemple se faisant sans extinction préalable du plein feu.
Je ne pense pas qu’il soit possible à quelqu’un qui n’est pas au courant du théâtre de réaliser ce qui devait être fait. Nous avons déjà eu suffisamment de mal pour nous dépêtrer de l’embrouillamini qu’avait confectionné volontairement la maison Clemançon.
Quant à établir un tableau provisoire permettant simplement des éclairages peu compliqués – je ne crois pas d’abord que vous vous en contenteriez – et j’estime que ce serait un travail trop considérable qui ne produirait qu’un supplément de frais – passablement élevé – sans compter qu’à l’heure actuelle on ne doit pas trouver de fameux ouvriers, et que mon opinion est faite sur la corporation des électriciens.
Les lignes électriques de la scène me font penser au système nerveux des patients! excusez cette image qui n’a pas la prétention d’être très littéraire, et qui ne provient pas uniquement de ma sollicitude pour «ma» scène.
J’ai beau chercher, je ne vois pas bien comment on peut arranger cela.
Si vous le voulez, je vous enverrai tout ce que je pourrai. J’essaierai de vous aider de loin – mais vous devez comprendre que je n’ai plus la mémoire bien fraîche là-dessus, et que trois heures de tête dans les mains ne vaudront pas un quart d’heure sur nos planches! Je vous ai dit ce qu’il en était – mûrement réfléchi et bien pesé. Il est fâcheux qu’une aussi sotte question entrave votre projet, surtout s’il n’y a que celle-là!
Je vous le répète – si vous voulez malgré tout essayer de refaire l’installation électrique – je ferai tout mon possible pour aider le travail – mais encore une fois ce sera une aide très peu efficace. Non seulement le plan du tableau n’existe pas, mais, ce qui est plus grave – il n’existe pas de plan des lignes.
Je m’aperçois que je rabâche et je tourne et retourne dans ma tête et au bout de mon porte-plume toutes mes phrases et toutes mes idées. Je ne vois guère comment, en l’absence de Barthélémy – ou sans mes indications, un bon ouvrier même pourrait réaliser l’installation.
Cherchez – et dites-moi ce que vous résolvez – je ne puis que me tenir à votre disposition. Je vais revoir mon schéma et le reste – et je vous enverrai ce que vous me demanderez – avec un poème épique commençant à la manière de Whitman : «O mon tableau électrique, te voilà livré à des mains étrangères…»
J’ai reçu d’un camarade pharmacien-major, une lettre qui m’apprend que tous les pharmaciens simples soldats à l’intérieur, viennent d’être nommés pharmaciens auxiliaires – ce camarade ajoute qu’il espère même que ma nomination sera déjà faite quand je recevrai sa lettre. (Pour ceux qui sont sur le front!). Cela me donne quelque espoir, d’autant que je serais affecté à l’arrière – intérieur – ceux de l’intérieur venant prendre ma place.
S’il y avait ici quelques dames expertes en l’art du marc de café, j’irais les consulter. Alors peut-être pourrait-on faire le tableau rêvé!? Mais nous vivons sous le régime militaire – où les vraisemblances et la logique n’ont rien à voir avec les décisions.
Merci pour votre envoi – je ne l’ai pas encore reçu – j’aurais été content de l’avoir plus tôt car voilà les heures de loisir finies – nous irons nous installer tout à l’heure dans une bicoque qui est arrosée régulièrement deux fois par semaine?! S’il est vrai, ce sera une occasion de se distraire.
Amitiés à Suzanne. Je vous embrasse.
L. Jouvet
144. – LOUIS JOUVET à JACQUES COPEAU
Lundi 28 avril 1919
Mon très cher et unique patron,
Ça allait assez bien ce matin – et voilà que je reçois votre lettre – et ça ne va plus guère. Il ne faut pas m’écrire de ce «train-là» ou alors je suis foutu.
Je sais, je sens, j’ai senti amèrement et douloureusement et très sentimentalement ce que vous sentez depuis longtemps. Je l’ai même mal interprété. Je l’ai stupidement rapporté à moi d’abord – sans songer à vous – j’en ai fait des erreurs. J’ai tourné autour – j’en ai été aigre, rageur – j’ai passé par tous les «états» possibles. Depuis longtemps je n’en suis que peiné et affecté. Je l’ai mêlé à mon travail. Je n’en suis maintenant qu’ému filialement et patiemment et impatiemment je vous attends, comme on attend ces convalescents paresseux – dont on est sûr de la guérison – et pour lesquels il n’y a rien à faire qu’attendre fidèlement – en gardant pour soi beaucoup de choses – qu’il vaudra mieux ne se dire que plus tard – loin du lieu de la maladie.
Je n’ai pas de confession à faire là-dessus – je sais l’endroit où il faut dire «peccavit» – et on parlera de cela plus tard – si vous voulez bien.
Mais pour l’amour de Dieu! ne vous sentez pas si découragé et ne me dites pas que vous ne pouvez plus penser – mais mon pauvre patron – vous ne faites que ça – c’est ça qui vous tue actuellement – vous êtes dans un «bourbier» de pensées – et je ne sache pas que «la fermentation, le bourgeonnement, les éclosions rapides et l’intrépidité» soient pour vous effrayer ou vous décourager – que vous preniez votre temps pour réfléchir, ordonner et coordonner, soit, mais ne vous croyez pas si faible et si «épuisé» je vous prie.
Maintenant – je n’irai actuellement voir ni Belasco, ni Hopkins, ni d’autres – je suis décidé à travailler – j’ai réfléchi hier soir sur l’idée de ce cours – peut-être puis-je en faire un à New York – quelque part – je peux faire quelques cachets de conférences, cela me suffira pour vivre. Si ça ne marche pas, j’irai faire du ciné comme simple acteur.
Aller au Danemark ne me sourit guère parce que d’abord mon «capital» sera immédiatement mangé, ensuite parce que ce sera «l’exil» – et que je veux rester près de vous – quoi qu’il en soit.
Je ne sais si je me trompe, mais j’ai le pressentiment que cette période ici me sera profitable – que je vais travailler – à condition que vous vouliez bien de temps en temps m’en dire un mot – et ne pas rester tout seul avec vos «pensées».
Et encore pour l’amour de dieu – ne vous meurtrissez pas l’esprit avec Michio ou Biais (que vous écrivez comme pied) – je ne suis ni fou ni saoul! Je sais ce qu’ils valent – et ce que cela peut être!
Vous ne dites pas «Jessmin» – mais vous y «pensez». – Mon pauvre patron, vous me calomniez, vous vous oubliez – vous m’oubliez.
Tout de suite – voici ce que je vais faire – écrire dans différents clubs – Drama League – quelques amis du théâtre, etc. – susceptibles d’être intéressés par des conférences – sur la technique de la scène and «stagecrafts» – 10 conférences, 25 ou 30 $ – deux par semaine.
Etude architecturale de la scène – Historique – lois physiques – vision – visibilité – résonances.
Etude de la machinerie proprement dite – Historique – de la machinerie italienne par rapport à la machinerie moderne.
Dessin géométrique – appliqué au travail de la scène – le décor, la peinture, les maquettes.
Les scènes modernes – les recherches modernes – l’éclairage – le Théâtre des Arts – le Théâtre du Vieux-Colombier – travail de scène.
Et alors – des entrelardages – sur la mise en scène – la tradition – l’illusion scénique – la matière – le personnel de scène – l’accessoire – tout cela purement technique – de ce que je sais moi. Dame, il y aura du «vous» dedans – j’en suis fait – j’en suis nourri – je pense que je le traduirai bien – que je le dirai bien.
Voyez-vous une objection?
Et alors si ça marchait peut-être pourrais-je placer cela ailleurs – dans une université – quelque part. En tous cas ce serait du bon travail.
Si vous pensez que oui – dites tout de suite – je vais commencer à écrire dès ce soir – si vous dites non – j’arrêterai les frais.
De toutes façons – je suis ici – j’y reste pour le moment – je ne sens rien de mieux à faire.
Je vais vous envoyer les titres des bouquins – et m’occuper des caisses de peinture et du buste.
Voilà la petite classe qui rentre – je boucle tout de suite – je vais prendre la garde pour le déjeuner – marcher à quatre pattes dans la chambre – me faire marcher sur le ventre et mettre les doigts dans le nez.
Je vous embrasse bien tendrement de tout mon coeur.
L. J.
Si cette idée vous paraît bonne et praticable, pouvez-vous me donner des adresses où écrire? Je vais écrire à Waldo Frank à tout hasard. Commencerai immédiatement dans une dizaine de jours.
146 – JACQUES COPEAU à LOUIS JOUVET
Le 30 avril 1919
Mon cher Jouvet
Je t’ai dit dans ma lettre d’hier ce que je pensais des articles, et en général de tes projets par rapport au temps que tu as devant toi. L’idée des conférences ou d’un cours vaut mieux. Deux objections seulement : 1°) peux-tu t’exprimer en anglais, 2°) trouveras-tu jamais un auditoire pour s’intéresser à ces questions techniques. Je ne le crois pas. Donc ne t’emballe pas trop là-dessus. Et ne perds pas de vue le cinéma pour vivre. Je donne quelques noms. Va voir le professeur Weeks à Columbia. Il est très obligeant, très sérieux, il aime la France et connaît tout de la vie universitaire américaine. C’est un ami de Lanson. Je l’ai toujours trouvé très serviable. Et ne néglige pas d’écrire au prof. Baker de Boston.
De toute ta lettre je ne retiens que cette phrase : «je veux rester près de vous – quoi qu’il en soit». Il est arrivé bien souvent qu’une phrase comme celle-là, sans plus, eût dissipé bien de l’obscurité, et je l’attendais en vain. L’expression simple d’un sentiment fondamental. Il n’y avait plus rien de fondamental. Il n’y avait plus de fondements.
Tu dis que tu m’attends. Cela aussi m’est bon. Mais je ne comprends pas tout à fait. Je n’ai jamais bougé de la place où je suis depuis toujours.
Ne dis pas : «vous me calomniez, vous vous oubliez, vous m’oubliez». Non, Jouvet, au contraire je n’ai jamais pu t’oublier. C’est toi qui m’as longtemps oublié. Et c’est de quoi je ne suis pas encore revenu : que tu aies pu m’oublier.
[ …]
J’espère bien que tu vas te tirer d’affaire.
Au revoir. J’ai de meilleures nouvelles de Suzanne. N’oublie pas que je suis ton seul ami.
Jacques Copeau
234. – LOUIS JOUVET à JACQUES COPEAU
7 décembre 1925
Monsieur Jacques Copeau
Château de Morteuil
par Demigny (S. & L.)
Mon cher Patron,
Je réponds tout de suite à votre lettre qui, je vous l’avoue, n’arrive pas à me convaincre, mais qui me permettra à l’avenir d’être plus circonspect en ce qui concerne le titre du Vieux-Colombier. Malheureusement dans l’état actuel des choses, je ne puis revenir sur mes engagements envers M. Karsenty et je me vois dans l’obligation de laisser les choses telles qu’elles sont.
J’ai reçu la lettre de réclamation que vous m’annoncez et je vais accéder au désir de cet ancien abonné, mais il me paraît assez énorme que les quatre places restant d’un abonnement pris en 1923 n’aient pas encore pu être utilisées pour l’un des six spectacles que j’ai montés ici, en dehors de Knock.
Au revoir, mon cher Patron. Croyez à mes sentiments fidèles et très sincères.
Louis Jouvet
235. – JACQUES COPEAU à LOUIS JOUVET
Pernand-Vergelesses 1
Côte-d’Or
17 décembre [19]25
Non, mon cher Jouvet, rien dans ce que je t’ai dit, rien dans ce que je t’ai écrit à aucun moment ne t’autorise à faire usage dans quelque mesure que ce soit du titre du Vieux-Colombier, encore moins à en faire objet de transaction pour des fins de publicité. Il ne peut y avoir là-dessus erreur ou malentendu. Le simple bon sens éclaire ce débat. Il me répugnerait de le rendre public. Mais afin qu’un précédent ne soit pas créé et pour éviter toute contestation dans l’avenir, je te prie de m’écrire une lettre par laquelle tu t’engages à ne jamais faire usage sous une forme quelconque, en France ou à l’étranger, de la firme du Vieux-Colombier. Cela non pas pour établir le point de droit, qui est patent, mais pour préciser qu’il ne saurait y avoir désormais de ta part erreur d’interprétation.
Bien cordialement à toi.
Jacques Copeau
248. – LOUIS JOUVET à JACQUES COPEAU
15 mai 1927
Mon cher Patron,
Vous êtes mieux placé que quiconque pour savoir ce que peut avoir d’angoissant à certaines heures la direction d’un théâtre : vous avez passé par là. Vous ne pouvez avoir déjà oublié! Ainsi donc, permettez que l’étonnement soit de mon côté lorsque – pour reprendre vos propres paroles – vous trouvez «presque inintelligibles parce que brusquées» les circonstances qui m’imposent de résoudre au plus vite ce problème d’ordre financier.
En vous priant spontanément de bien vouloir présider ce gala de la Comédie des Champs-Elysées, je cédais à l’impulsion de ma conscience. Je n’ai jamais renié, ni publiquement, ni autrement mes origines, il était naturel que votre nom fût le premier qui me vînt à l’esprit en l’occurrence. Peut-être n’étais-je point fâché non plus qu’une occasion se présentât de pouvoir vous témoigner qu’en dépit d’une hostilité que je ne me suis pas toujours expliquée, je me sentais encore très proche de vous.
J’ai évidemment eu tort de croire que vous vous pouviez avoir oublié cette hostilité.
[ ….]
Ne m’assurez-vous pas en effet que votre refus n’est motivé ni par un «souci de représailles» ni par inimitié personnelle? Bien plus vous me dites que vous étiez vous-même à la veille de tenter une démarche en vue de «surmonter ce qui nous sépare».
Il m’est donc bien difficile d’attribuer votre refus – tout enveloppé qu’il est de protestations d’amitié et de chagrin – à autre chose qu’à ce «tintamarre de l’amour-propre» que vous m’engagez après Saint François de Sales à surmonter.
Vous me dites que chaque fois que nous avons eu des rapports ensemble, ils ont été «pénibles et douteux». Vous me reprochez le «chagrin et le mal» que je vous ai faits. Que dirais-je moi-même?
Si mon départ du Vieux-Colombier n’avait pas été justifié par l’abandon où vous l’avez laissé, j’aurais sans doute trouvé dans votre attitude à mon égard des raisons suffisantes pour m’obliger à partir. Cette attitude vous l’avez fidèlement gardée depuis. Pas une fois vous n’avez manqué de manifester à mon sujet votre réprobation ou votre hostilité publiques.
Mon cher Patron, votre refus m’eût été moins pénible s’il avait été dépouillé de toute autre considération. Tel qu’il est, ce refus m’apparaît comme la chose la plus acceptable de votre lettre. L’eussè-je oublié, il me rappelle que je suis – dans tous les sens du mot – irrévocablement sorti du Vieux-Colombier.
Vôtre
Louis Jouvet
249. – JACQUES COPEAU à LOUIS JOUVET
Pernand 18 mai 1927
Mon cher Jouvet
Je suis sûr que tu reconnaîtras un jour à quel point la lettre que tu viens de m’écrire est injuste et qu’elle t’a été dictée par une colère qui est mauvaise conseillère. Je ne veux rien dire qui pourrait t’irriter davantage. J’espère toujours que ce qu’il y a de malentendu et de passionnel dans tout cela pourra s’apaiser, se dissiper avec le temps.
[ ..m]
Mon premier mouvement avait été d’acquiescer à ton désir. J’ai eu besoin de le combattre pour reconnaître ce qu’il y avait d’absurde à prendre inopinément une place d’honneur dans une maison où depuis trois ans je n’ai jamais senti qu’on souhaitât vraiment ma présence.
Si ta démarche avait, comme tu le dis, le but de favoriser un rapprochement, je regrette sincèrement de ne l’avoir pas compris. Je l’aurais peut-être compris si tu l’avais exprimé plus clairement.
Je n’ai jamais eu à ton égard ni hostilité, ni réprobation. C’est un mensonge de le dire. Il est vrai qu’un moment est venu où je t’ai retiré ma confiance. Mais comment pourrais-tu m’en faire tel grief, toi qui m’avais retiré la tienne et qui m’as déserté dans le moment où j’avais le plus besoin d’être aidé. Je ne t’en avais d’ailleurs même pas gardé rancune, tu le sais bien, et je t’en ai donné la preuve, et même pas – ce qui était le plus dur – de ce que tu aies préféré à la mienne des amitiés dont je ne sais pas si elles t’ont été plus salutaires, mais dont je sais qu’elles ne t’ont pas été aussi fidèles. Je ne dis pas que je n’aie pas eu de torts envers toi. Nous en avons tous, constamment, les uns envers les autres, mais à côté du souvenir que tu as pu en garder, il y en a beaucoup d’autres, je crois, qui devraient te préserver de me prêter des sentiments que je n’ai pas et dont je suis incapable.
Je ne sais plus si la conversation que je souhaitais pourrait nous faire du bien. Mais sache que, si tu le désires, je suis toujours prêt à l’avoir.
Jacques Copeau
Je serai à Paris du 25 mai au 10 juin
298. – LOUIS JOUVET à JACQUES COPEAU
Le 12 août 1936 – JM
Mon cher ami
Je m’excuse de vous dicter cette lettre, mais je n’ai pas un moment de loisir.
Je suis rentré à Paris et je m’empresse de vous répondre, car j’allais justement vous écrire pour vous mettre au courant de ce qui se développe en ce moment dans ce que vous appelez «la question théâtrale».
Tout ceci est encore officieux : j’ai été appelé il y a trois semaines au ministère et depuis huit jours que je suis rentré, j’ai poursuivi la mise au point d’une proposition qui me paraît en ce moment en bonne voie et pour laquelle vous allez être pressenti : la Comédie-Française, avec à sa tête un administrateur qui sera probablement Edouard Bourdet, aurait, comme collaborateurs techniques Monsieur Copeau, Monsieur Baty, Monsieur Dullin, Monsieur Jouvet.
J’ignore ce que vous pensez de cette proposition. C’est moi qui l’ai préconisée, ayant refusé moi-même le poste d’administrateur. J’ai cru qu’il était de mon devoir de mettre votre nom avec les nôtres, comme je crois qu’il est de votre devoir d’accepter.
[ …]
Tout ce que je vous dis au sujet de la question théâtrale est, bien entendu, strictement confidentiel. Je vous tiendrai au courant, mais la décision ne saurait tarder.
Je serai très heureux de vous voir à Paris, si vous y passez.
Croyez-moi bien affectueusement vôtre
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