Cinémonde
Articles parus en 1951 Louis Jouvet raconté par 30 témoins
JULES ROMAINS : « Un grand seigneur… »

Jules Romains, Jouvet
Un jour, à la suite d’une répétition à laquelle j’avais assisté au Vieux-Colombier, je dis à Jouvet combien j’avais admiré ce qu’il venait de faire dons le rôle qu’il tenait. Il me répondit : « Oh ! vous savez, moi, je n’ai pas ce qu’au théâtre on appelle des « moyens ». J’ai un physique désagréable. Je suis trop maigre. J’ai un visage de bois, une voix monotone. Mais je tâche de rattraper ça par le travail. » Cette modestie n’avait rien d’affecté.
Notre premier travail en commun fut la préparation de « Monsieur Le Trouhodec ». Cette collaboration se renouvela quelques mois après, avec « Knock ». Il a joué, en tant que comédien, cinq ou six de mes pièces. Il en a mis en scène trois ou quatre de plus, dont « Donogoo », au théâtre Pigalle. Pendant plus d’un quart de siècle, et au total quelques milliers de soirées, la voix et le masque de Jouvet ont prêté leur éloquence, leur puissance de pénétration, à des phrases que j’avais écrites. C’est là une dette énorme que j’ai envers lui.
MARCEL HERRAND : « Les « Jouvets » aux couleurs de l’arc-en-ciel »
Pour penser au Louis Jouvet du « Vieux-Colombier » de Jacques Copeau, il convient de se replacer à cette singulière époque du Paris d’après l’autre guerre. La compagnie revenait de New-York où elle avait joué pendant deux saisons. C’est à cette époque que Jacques Copeau m’engagea, c’est à cette époque que je fis la connaissance de Louis Jouvet.
Je revois le « cadre fixe » de la scène du Vieux-Colombier : « Pour l’oeuvre nouvelle qu’on nous laisse un tréteau nu. » Je revois les murs des couloirs, des dépendances, des coulisses, des loges d’artistes soigneusement blanchies au lait de chaux. Jouvet passait rapidement, toujours affairé, pressé, préoccupé, toujours vêtu de noir et son mince visage toujours chaussé de lunettes.
Comédien, régisseur, directeur de la scène, chef-électricien, j’ai parlé ailleurs des « boites à lumière » que nous appelions familièrement les « Jouvets » et qui coloraient de toutes les couleurs de « l’arc-en-ciel » le répertoire du théâtre : Shakespeare, Molière, La Fontaine, Mérimée, Dostoievsky. Et dans cette féerie lumineuse de ma jeunesse, je revois avec émotion la silhouette dansante de Jouvet-Macroton, son truculent Sganarelle du « Médecin », Géronte inoubliable, Autolycus et son léger éventaire, Thomas Aguecheek aux tresses blondes et au chapeau ailé et avec quelle grâce superbe et hautaine son Évêque de Lima recevait de Valentine Tessier, le don du Carrosse de La Périchole.
VALENTINE TESSIER : « Molière était déjà son Dieu… »
Pour moi, il a été plus qu’un camarade : un ami. Je l’ai connu à ses débuts…, à « nos » débuts, quand nous faisions partie, tous deux, de la troupe du Vieux-Colombier, juste avant la guerre de 1914.
Jacques Copeau lui avait appris son métier. A cette époque, il s’occupait surtout des décors. Il avait fait non seulement des études de pharmacie, mais aussi d’architecture qui lui furent très utiles. Je le reverrai toujours dans sa loge, traçant sur une table à dessin les croquis et les moquettes que lui avait suggérés le « patron ».

Valentine Tessier, La Charrette fantôme
Louis Jouvet fut véritablement un acteur d’exception. Il faut l’avoir vu dans le rôle d’Aguecheek, de « La Nuit des Rois » ou méconnaissable sous son rembourrage et son faux-nez du père Karamazov, pour réaliser quel extraordinaire acteur de composition il était alors.
Et puis la guerre survint. Quand il fut démobilisé, Louis Jouvet partit pour New-York en avant-garde. C’est lui qui réalisa et fit construire le dispositif de scène du Garrick-Theater, que nous devions utiliser à notre retour d’Amérique au Vieux-Colombier de Paris.
Pendant les deux années que nous avons passées aux Etats-Unis, de 1917 à 1919, il fut le bras droit, le collaborateur assidu et dévoué de Jacques Copeau.
Il a quitté le « patron » en 1923, mais il a continué son oeuvre à la Comédie des Champs-Elysées et de façon magistrale. C’est sur la scène de ce théâtre qu’il a révélé les premières oeuvres de Jules Romains et de Jean Giraudoux, de Marcel Achard et de Jean Sarment, de Drieu La Rochelle et de Martin du Gard. Nous avons créé « Siegfried », « Intermezzo » et « Amphytrion 38 ».
Il y a quelques semaines, je l’avais retrouvé à Bellac, pour l’inauguration du monument élevé à la mémoire de Jean Giraudoux. On le sentait traqué, anxieux. Il m’avait prise dans ses bras et m’avait embrassée chaleureusement en me rappelant une foule de souvenirs de nos communes années de théâtre.
– Lorsque je rédigerai mes mémoires, lui avais-je dit, j’irai te consulter…
Il avait souri… Je ne l’ai plus revu.
CARETTE: « Jamais assis ! »
J’ai été au Vieux-Colombier avec Louis Jouvet, pendant trois ans. C’était un bon ami et un bon camarade, que nous aimions et admirions tous… Il s’occupait de tout : des décors, de l’éclairage, des costumes. Nous ne le voyions jamais assis, sauf dans la salle, pour régler les lumières, et, en jouant la comédie, pour les besoins de la mise en scène.
A. M. JULIEN : « Un être fantastique ! »
Dans le temps où nous appartenions à l’école du Vieux-Colombier, Jouvet était pour nous un être fantastique ! C’était l’acteur absolu ! Nous recevions chaque jour un enseignement sévère, difficile, important que nous donnaient Copeau, Jules Racine, Suzanne Bing, Georges Chennevière et le soir qu’il nous arrivait de pouvoir assister à la représentation – ce qui n’était pas toujours permis – nous allions voir jouer Jouvet. Les autres aussi, bien sûr, mais surtout Jouvet.
J’ai le sentiment que s’il est devenu un grand metteur en scène, célèbre, un homme de théâtre important, il ne fut jamais un aussi grand acteur qu’au temps où, sur la scène du Vieux-Colombier, il jouait successivement : Géronte, des « Fourberies de Scapin » (je le vois toujours arriver du fond de la scène avec son parapluie) ; Sganarelle du « Médecin malgré lui » (où il était prodigieux de mouvement et de couleur) ; « La Folle Journée » ; Philinte, du « Misanthrope ». J’ai encore dans l’oreille des répliques entières, marquées par la particularité de sa diction et l’étrange sonorité de sa voix : « Je suis le mensonge, le père du mensonge, le fils du mensonge, mais vous m’avez illuminé, Saint-Père » ; et ses appels : « Smerdiakov » qui, véritablement, nous bouleversaient.
C’est alors qu’il nous donnait des leçons d’architecture théâtrale, commentant au tableau noir son grand maitre Vitruve ; c’est alors, surtout, qu’il nous enseignait le maquillage. Nous étions conviés dans sa loge et nous voyions, peu à peu, se transformer l’homme pour laisser la place au personnage : son nez, d’abord, puis sa perruque et, à ce moment-là, les touches successives des bâtons de couleurs différentes ; sa barbe enfin, puis ses poudres. Il se levait alors, son habilleuse l’aidait à passer sa longue jaquette ; elle lui tendait ses gants, son chapeau de soie, sa canne. Ce n’était plus Jouvet, mais le père Karamazov…
LUCIENNE BOGAËRT : « Oublier… »
J’ai trop mal ! Je préfère demeurer en dehors de tout. Et essuyer d’oublier.
ARMAND TALLIER : « Monsieur Loyal, efflanqué… »
Juillet 1913. La troupe est descendue dans une modeste auberge de Rouliers : « Au repos de la montagne » où la venue de « c’te bande d’acrobates », comme dit Boussard, le patron, apporte une note de pittoresque et un peu d’inquiétude. Les paysans qui vont aux champs ne regardent pas sans surprise ce visage d’anarchiste tourmenté de Dullin et cette sorte de M. Loyal, efflanqué, qui bricole dans le village, ce Jouvet « avec c’te façon qu’il a bien gentiment d’se fout’e de vous ». Il y a aussi Roger Karl, ténébreux et désabusé, et Roche et Cariffa, et Tellier.
Copeau, le « patron », comme l’appelle Jouvet, habite une petite maison basse, entourée d’un jardinet. On accède à son bureau par une échelle de meunier, d’où l’on émerge pour l’entendre lire de sa voix grave de parfait liseur, le manifeste qu’il va tout à l’heure communiquer à la presse… « En octobre s’ouvrira à Paris, un théâtre nouveau qui portera le nom de Vieux-Colombier… »
Sous son bureau, la salle de répétitions, une écurie désaffectée (le Vieux-Colombier est né dans une étable); ses rois mages, André Gide, Gallimard et Schlumberger, l’état-major de la N.R.F. viennent encourager ces jeunes comédiens plus riches de foi que de moyens. Paul Claudel se joint souvent à eux.
– Recommence ta scène, dit Copeau à Jouvet, tu es mauvais… tu bafouilles… ton jeu est saccadé, emphysématique.
– Mais, Patron…
– Et puis, après tout, va toujours, c’est ta nature et ce sera peut-être une des faces de ton génie.
Jean COCTEAU : « De l’entêtement à la plus grande ouverture… »
Lorsque Jouvet me demanda La Machine infernale, je lui parlai de Christian Bérard. Bérard venait, du premier coup, de prouver sa maîtrise à la Comédie-Française avec La Voix humaine. Jouvet ne voulut rien entendre, sous prétexte que Bérard ne présentait aucune maquette, qu’il se contentait de griffonner sur des nappes.
Mais Jouvet n’était pas long à comprendre. Il passait de l’entêtement à la plus grande ouverture. Je ne lui imposai pas Bérard. Je l’emmenais avec moi. Jouvet l’écoutait parler, raconter décors et costumes.
L’entreprise de séduction passa mes espérances. Après une semaine, Jouvet ne quittait plus Bérard, l’appelait par son surnom, le consultait pour toute chose, grande ou petite. Et cela dura jusqu’à ce que les deux hommes se séparassent et se rejoignissent par les secrètes machineries de la mort.
Bernard ZIMMER : « Ça ne fera pas un rond… »
Jouvet ? Je l’ai connu après l’autre guerre. Nous habitions alors la même maison. Enroulé dans un ample manteau, le chapeau rabattu sur les yeux, la cigarette aux lèvres, il partait tous les matins, à grands pas, vers la Comédie des Champs-Elysées. Je l’accompagnais parfois. Sorti depuis peu du Vieux-Colombier, Jouvet ne cachait pas sa joie, acteur, de ne plus fouler le ciment inerte, mais un plancher qui répondait au pied. Son premier soin avait été de rétablir la rampe, « barrière nécessaire », disait-il.
Il optait pour le théâtre sans doctrine. Il allait devenir son maitre. Les difficultés commençaient. Les premières années — il y a trente ans, presque — furent pour lui souvent saumâtres. Enfin Siegfried vint.
Un souvenir ? Giraudoux avait d’abord pensé à tirer un film, pour Charles Boyer, de son roman. Il m’en parla. Et il en fit une pièce. J’en portai le manuscrit, un après-midi, à Jouvet, au théâtre. Jouvet et Giraudoux ne se connaissaient pas. Je les réunis, à déjeuner au parc Montsouris. Les répétitions commencèrent. La veille de la générale. Jouvet me dit : « Ça ne fera pas un rond, mais ce sera un honneur pour moi d’avoir monté c’te pièce !… »
Julien BERTHEAU de la Comédie-Française : « Nous sommes des orphelins… »
A qui, maintenant, allons-nous demander conseil ? Qui nous expliquera le théâtre et ses mystères, comme, seul, Louis Jouvet savait le faire ? Nous sommes tous des orphelins…
C’est au début de la saison 1927 que je fus présenté à Louis Jouvet. Il allait monter Le coup du 2 décembre, de Bernard Zimmer : la distribution de cette pièce comportait un rôle de jeune homme. Par malheur pour moi, je ne fus pas engagé.
Au concours du Conservatoire de la même année, nous sortions de la salle survoltée de la rue du Conservatoire. Louis Jouvet était là. Il me regarda de son oeil bleu irremplaçable et me dit : « Que fais-tu cet été ? — Rien hélas ! — Veux-tu partir en tourner avec moi pour jouer dans Léopold le Bien-Aimé ? » Ma joie n’avait pas de limites.
Le soir de la première représentation, au premier entracte (je n’étais que du premier acte) le Patron me fait appeler. Avec patience il m’expliqua une fois encore, une fois de plus le personnage, joua la scène. La sonnette de la fin de l’entracte mit fin à cette « leçon particulière ».
Ce fut ainsi pendant un mois. Un soir, c’était le trentième jour de tournée, nous étions à Vichy. Entracte, je m’attendais, inquiet, à être appelé. Rien. Je frappe timidement à la porte de sa loge. « Que veux-tu ? » me dit-il. en s’épongeant le front. (Jouvet, en scène, ruisselait littéralement.) « C’est moi », fis-je penaud. Il éclata de rire. « Eh bien ! non, ce soir ce n’était pas trop mal. Va te promener. » Je ne demandai pas mon reste. Sur la porte, il me rattrapa. « Nous en reparlerons demain ! »
Pierre RENOIR : «angoissé… »

Pierre Renoir et Jouvet
On sait mal à quel point il était anxieux, perpétuellement angoissé, peu confiant en lui-même : état général qui se traduisait par un besoin de travail incessant, une constante recherche inquiète…
Louis ne savait pas se reposer. Rentré chez lui après le théâtre, il lisait jusqu’à des heures impossibles, annotant les ouvrages. Lorsque je lui montrai un très beau Balzac que je venais de recevoir, il fit la moue… Un peu déçu, j’interrogeais :
– Tu ne le trouves pas beau ?
– Euh… oui… mais, les marges…
– Les marges ?…
– Oui… Les pages sont imprimés de bout en bout. Comment travailler avec ça ?…
Gabrielle DORZIAT : « On se serait fait crever pour lui ! »
La puissance de travail de Jouvet était extraordinaire : son désir de perfection en avait fait cet être anxieux, jamais satisfait, cherchant, cherchant toujours.
Il épuisait de travail ses camarades, ses collaborateurs « toujours sur le métier remettant son ouvrage », mais tous et toutes, de grand cceur. se seraient fait « crever » pour « le Patron » ! Avec quelle angoisse il me demandait au soir de Electre : « Crois-tu que cela marchera ? Crois-tu qu’ils aimeront cela ? » Et pour Tartuffe : « Tu sais, je puis d’avance te dire les critiques que nous aurons, toi et moi. » Et, devant cette salle de répétition générale – bien décidée à ne pas sortir des vieilles routines déjà vues et des sentiers battus - il livra bataille, bien fatigué déjà, mais bien décidé à la gagner. Hélas ! ce fut sa dernière bataille, et elle fut consacrée par le triomphe qu’il remporta auprès du public qui lui, avait compris.
Georges NEVEUX : « Le Patron était timide. »
On s’étonnerait d’entendre parler d’un Jouvet timide. Et pourtant, timide, il l’était. Il avait une idée si haute de son métier qu’il appréhendait toujours d’entreprendre un nouveau spectacle, et qu’il estimait n’avoir jamais réussi. Et, comme acteur (peu l’ont remarqué, tant il se maîtrisait) il a toujours eu, avant d’entrer en scène ce qu’on appelle le « trac ».
Je me rappelle qu’un soir, il y a juste vingt ans, il apprit, au cours du premier acte (il était en scène) que Copeau était dans la salle. Et, toute la soirée, Jouvet fit un effort prodigieux pour se surpasser. La représentation finie, Copeau vint le voir. Et j’entends encore Jouvet, pourtant célèbre déjà demander craintivement à Copeau : « Patron, est-ce que j’ai fait des progrès ? »
Marcel CARNE : «Il se trouvait ridicule en Écossais….»

Marcel Carné
On disait qu’il détestait le cinéma. Ce n’est pas exact ! Il méprisait seulement quelques personnes, et avait une admiration sans bornes pour Jacques Feyder. A l’époque j’étais son assistant pour La Kermesse héroïque. Feyder voulait engager Michel Simon. Bernard Zimmer et moi-même avons insisté pour que Jouvet ait le rôle, et il s’est amusé à le tourner. Pour Drôle de Drame, Jouvet accepta d’être mon interprète et je n’étais qu’un inconnu. Avant mène de lire le scénario, il avait signé le contrat. Il se fiait absolument à son metteur en scène; il disait : « Moi je n’y connais rien, du moment que vous me dites cela, vous avec raison. » Jouvet avait été choqué d’être habillé en Écossais dans ce film, il se trouvait ridicule et cela avait jeté un froid.
Henri DECOIN : «Ma fatigue me terrassera… me disait-il»

Henri Decoin
Je dirigeai Louis Jouvet dans Entre onze heures et minuit.
Nous tournions en extérieur, sous le tunnel que les voitures empruntent pour aller de la place des Ternes au boulevard Suchet. Nous étions tous fourbus de froid et de fatigue. Seul, Louis Jouvet, le corps droit, la tête haute, faisait les cent pas en se parlant théâtre.
il me prit par l’épaule, m’emmena dans sa marche et me confia :
– Je suis tellement fatigué que je ne sens plus ma fatigue. Tu comprends ? Je ne la sens plus. C’est mauvais signe. Un jour, ma fatigue aura le dessus… Elle me terrassera et ce sera fini… Et tu verras, ce ne sera pas dans mon lit… Non… pas dans mon lit… Ce sera n’importe où, ici, dans la rue, au théâtre, au studio, au Conservatoire, mais pas dans mon lit…
Marcel ACHARD: « Grand homme de cinéma, maigre lui… »
Il avait fait sienne une réplique que je lui avais donnée dans Le Corsaire. Celle-ci : « Je fais du cinéma parce qu’il n’y a personne. » Et pourtant… Fixer à jamais dans notre esprit l’inquiétant Mister Flow, l’inspecteur subtil d’Alibi, celui plus vivant et plus vrai du Quai des Orfèvres, le farfelu de Lady Paname, l’inoubliable camarade d’Arletty de l’Hôtel du Nord, le colonial perdu de rêves d’Untel père et fils, le Knock impitoyable, le cabot de Miquette et sa Mère, et que ç’ait été, ces petits chefs-d’oeuvre, une réussite maussade, presque involontaire, quel plus grand hommage peut-on rendre à ce grand homme de cinéma malgré lui ?
Bien souvent, alors que nous devions aller prendre un verre ensemble, après le théâtre, j’ai vu Louis Jouvet sortant de scène – la sueur d’Arnolphe ou de Dom Juan à peine séchée – se plonger dans le scénario du film qu’il tournait parallèlement à ses représentations du soir. Il revoyait, fixait, fignolait le texte des scènes prévues pour le lendemain. Ce texte, il le savait déjà, et les mille signes qu’il avait tracés en marge de son découpage attestaient qu’il l’avait soigneusement décortiqué. Mais, il s’agissait d’une mise au point préalable au souper et au sommeil ; il se ménageait ainsi la marge de digestion mentale que les répétitions du studio méconnaissent presque toujours. Et il s’agissait de conscience professionnelle, et de probité, et de respect du travail.
Marcel L’HERBIER : « Comment aurait il aimé cet art de fantômes? »
Ma collaboration avec Louis Jouvet – dans un seul film déjà lointain et occasionnel – m’apprit à la fois qu’il n’aimait pas le cinématographe, qu’il le méprisait un peu, et que pourtant, un cinéaste, même le plus fanatique, ne pouvait lui tenir rigueur d’un jugement si rigoureux.
Il avait accédé à son éblouissante carrière d’acteur au moment où l’on répétait partout, une fois de plus, et bien à tort, que « ceci allait tuer cela », que le cinématographe allait tuer le théâtre. Comment aurait-il vu l’art du film sous d’autres apparences que celles d’un assassin ?
Et comment aurait-il aimé cet art de fantômes, où l’acteur n’est qu’une présence abolie, lui qui ne vivait, qui ne nourrissait sa ferveur que de l’accueil pressant des spectateurs présents. Giraudoux n’avait pas eu de mal à lui démontrer qu’il n’y a pas de public en face de l’écran. Mais seulement une assemblée d’ombres.
Françoise ROSAY : « Jouvet ? Un animateur passionné ! »

Françoise Rosay
Je le vois encore « Chez Francis », où il prenait ses repas (un Francis à ses débuts, où les clients étaient rares, dans ce quartier loin du « centre » qu’était alors l’Alma). Il interpellait le patron : Il n’y a personne chez vous… C’est comme chez moi… Mais qu’est-ce qu’« ils » foutent ! Mon Dieu, qu’est-ce qu’ils foutent ! Et, pourtant, quels chefs-d’oeuvre présentés à cette Comédie des Champs-Elysées, qui paraissait lointaine au public des Boulevards, quels auteurs il avait choisis, quels acteurs engagés !… Oui, quelles merveilles prodiguées au public parisien par cet animateur passionné !
Fernand LEDOUX: « Un homme juste… »
J’étais, il y a quelques semaines, avec Jouvet à l’inauguration du monument Giraudoux, à Bellac, et je ne cessais de découvrir les rapports d’harmonie qui s’établissaient entre l’oeuvre de l’écrivain et son pays.

Volpone, Fernand Ledoux (Corvino) avec Jouvet
Jouvet me déclara : Nous sommes ici dans un pays juste, ce que tu admires, c’est la sève, une continuité paysanne qui permet toutes les aristocraties du coeur et de l’esprit…
Nous comprenons maintenant que Jouvet, lui aussi, était un homme juste, dont les racines s’enfonçaient profondément dans le sol.
Julien DUVIVIER : « il ne savait pas aimer à demi ! »
Jouvet n’aimait pas le cinéma, et le cinéma l’adorait. Comment aurait-il pu aimer l’imprévision parfois forcée de nos travaux, l’incapacité flagrante de certains soi-disant cinéastes, le dédain trop souvent rencontré de l’ouvrage bien fait, la dilapidation insensée de l’argent qui lui faisait défaut par ailleurs… Attiré dans le vacarme des studios, il contemplait d’un oeil étonné et narquois le désordre et l’incompétence, souriant de scénarios signés d’auteurs qui ne savaient pas écrire, et dirigés par des réalisateurs qui ne savaient pas mettre en scène…
C’est qu’il avait en lui la conscience de la grandeur de son métier. C’est qu’il ne savait pas aimer à demi, et qu’à ses yeux on ne pouvait aimer pleinement un art qui n’est que le succédané d’un autre.
Cependant, Jouvet était trop intelligent pour ne pas percevoir que, dégagé de ses liens, le cinéma restait un moyen d’expression d’une grande puissance. Il a dit maintes fois dans l’intimité son admiration et son affection pour ceux qui ont mis au service de l’écran le même amour qu’il apportait au service du théâtre.
« POUR SES COMÉDIENS ET POUR SES ÉLÈVES IL ÉTAIT UN VRAI « PÈRE DE FAMILLE » »
JEAN SARMENT : « Le génial « hurluberlu » du Garrick-Theatre . (1917-1919).
De toute cette gamme de souvenirs que m’a laissés mon grand Louis Jouvet, les plus chers, les plus près de moi – peut-être parce que ce sont pour moi des souvenirs de mes vingt ans – sont ceux qui nous lient encore à ce que j’appellerai « l’aventure d’Amérique ». Le temps – 1917 à 1919 – que la Compagnie de Jacques Copeau, envoyée en mission artistique, passa à New-York, au vieux « Garrick-Theatre » de la 35° rue.
Au lendemain de notre arrivée sur cette terre qui nous semblait lointaine par ces temps aventureux de sous-marins errants, de bateaux camouflés et voguant feux éteints, nous partîmes en bande pour voir notre théâtre. Il était en pleine réfection : poutres, échafaudages, plâtres; et nous arrivions trop tôt… Jacques Copeau cherchait Jouvet qu’il avait envoyé à l’avance pour surveiller les travaux.
– Où es-tu, Louis ?
– Ici…
Et l’on vit monter tout droit comme une fumée, émerger des dessous de ce qui allait être une scène, une forme longue et maigre, blanche comme un fantôme, un Louis Jouvet plâtré des pieds à la tête, coiffé de l’armet de don Quichotte, blanc de plâtre lui aussi. D’une main il s’essuyait un front fondant de sueur, de l’autre il manipulait sèchement, à bout de bras, un mètre dépliable.
– Cela va bien… cela avance… disait-il. En ce temps-là, il bégayait encore un peu. Et à nous :
– Ne vous mettez pas dans mes jambes! Allez visiter le pays ! Curieux… me suis-je laissé dire… Fichez-moi le camp ! Ici il n’y a pas encore de planches… Pas de planches, pas besoin de comédiens!
Et il riait de son grand rire sourd – déjà le rire d’Arnolphe, henni, syncopé.
Sur cette scène qu’il aidait à construire et qu’il équipa, je le revois, dans les rôles qui marquèrent à Paris ses premiers succès d’acteur, et qu’il jouait alors avec toute la spontanéité de la trouvaille, un humour si instinctif qu’immédiatement il plaçait et vivait son personnage sur un autre plan : le plan de la « demi-crédibilité ».
Avec cette voix grave et heurtée qu’il possédait déjà, la diction retenue et soudain projetée, l’atonie voulue du regard, il était « hurluberlu » avec une rigoureuse logique, trépidant et flegmatique, toujours maitre de lui avec des airs de toujours s’égarer.
Mais le théâtre n’était pas pour lui seulement travail et jeu d’acteur. Un soir où nous marchions dans la neige après le spectacle, il me disait : « L’amusant du théâtre, vois-tu, petit père, c’est qu’on ne sait pas où il commence ni où il finit. Cela te donne de la marge pour « bricoler ».
Quand on pense à quel néant, par facilité, ou pour se prendre trop au sérieux, tant d’autres mènent tous les jours ce qu’ils appellent « leur art » et que Jouvet nommait « métier », on remercie bien haut cet ingénu et magnifique « expert en bricolage ».
MARCEL KARSENTY : « 67,000 kilomètres d’aventures » (1941-1945).
A mon retour à Paris, en septembre 1940, le premier appel que je reçus fut de Jouvet. Il me dit : « Viens me voir. Il faut nous en aller. On m’interdit Jules Romains et Jean Giraudoux ; on voudrait que je les remplace par Goethe et Schiller… »
Alors a commencé, en janvier 1941, ce périple de 67.00o kilomètres, réparti sur quatre ans. Nous avons quitté Paris le 2 janvier 1941, pour aller jouer L’Ecole des Femmes en Suisse et en zone libre, avec une autorisation de trois mois ! Mais nous savions, Jouvet et moi, que nous irions beaucoup plus loin… Nous avons mené les pourparlers avec le Brésil et l’Argentine. Trois personnes étaient dans le secret ; Suzy Borel (aujourd’hui Mme Georges Bidault), qui nous aida beaucoup, Jouvet et moi. Nous avons réussi à passer en Espagne, et à nous embarquer à Lisbonne pour Rio-de-Janeiro. C’était en juin 1941.
Après avoir visité Rio, Sao-Paulo, Buenos-Aires et Montevideo, nous sommes retournés à Rio-de-Janeiro, et là, en octobre 1942, le préfet de Rio dit à Jouvet : « Restez ici, vous servirez bien la France. Nous sommes prêts à vous aider de toutes les manières. » Nous nous installâmes à Rio, et pendant huit mois Jouvet prépara un nouveau répertoire pour accomplir une nouvelle saison au Brésil, en Uruguay et en Argentine.
Nous nous sommes heurtés à des difficultés de tous ordres, sur le plan matériel comme sur le plan moral. Jouvet, par son courage, son dévouement total, son autorité, parvint à vaincre l’adversité, et notre voyage se continua, fin 1942, au Chili, puis au Pérou, en Equateur, Colombie, Venezuela, Cuba, Haïti, Mexique, pour se terminer aux Antilles françaises, à la Martinique et à la Guadeloupe…
Il faudrait des pages et des pages pour parler de cette tournée, de ce que fut Jouvet durant ces quatre années d’exil, tour à tour acteur, chef de troupe, metteur en scène, couturier, décorateur, menuisier, « père de famille » consolant l’un, réconfortant l’autre, supportant toutes les angoisses de l’époque, aggravées encore par notre situation de comédiens ambulants…
Tous les présidents des républiques latino-américaines accueillirent Jouvet, et partout Jouvet fut reçu et traité comme un ambassadeur. Son prestige était considérable. Effectivement, dans le succès triomphal que connurent nos représentations, à travers Jouvet on applaudissait la France. Mais dans toute cette prodigieuse aventure, Jouvet s’était montré un homme, un homme dans toute l’acception du mot.
Souvent, face aux pires catastrophes, dans des situations désespérées, j’ai attendu de lui un mot d’abandon, pour tout laisser crouler… Mais je n’ai jamais entendu dans sa bouche une parole de désespoir. Pendant que je lui récitais la litanie des derniers déboires, il griffonnait tout en m’écoutant, et je me suis demandé ce qu’il écrivait ainsi. Eh bien ! c’était sa mise en scène du Don Juan, qu’il rêvait de monter à son retour à Paris… Quand, par contre, la salle éclatait d’enthousiasme et crépitait d’applaudissements et que je lui rappelais ce succès, faisant ainsi allusion à son succès personnel, il me répondait : « Ne me dis pas cela. Je ne veux pas le savoir. Le jour où « j’entendrai » les applaudissements, je ne serai pas content de moi… »
DUSSANE « Son aspect railleur cachait la profondeur de ses pensées.»
Je le rencontrais régulièrement au Conservatoire et au conseil supérieur du Conservatoire. Je me le rappelle, notamment, à certaines délibérations du conseil ; il parlait alors avec ces bonheurs de vocabulaire et de syntaxe qui récompensent le génie personnel quand il a su se donner une haute culture, et l’artisan de la scène surgissait d’un coup en grand seigneur de l’esprit. Louis Jouvet était, et méritait d’être, avec la même aisance et la même sincérité, le copain de travail de son machiniste, le conseiller des ministres et l’ami de Giraudoux..
Pendant son cours, au Conservatoire, il parlait aux jeunes de ce qui lui plaisait, il méditait tout haut, avec l’intention d’éveiller, de faire bouger ces petites cervelles, de les intéresser, de leur ouvrir des horizons. Il parlait de Tartuffe, leur posait des questions… Au fur et à mesure qu’ils avanceront dans la carrière, ils retrouveront des idées qu’il leur avait suggérées, données…
Même dans le désaccord, on était séduit par les idées de Jouvet. Et, je crois que son aspect volontairement narquois, railleur, était le masque sous lequel il cachait cette profondeur de pensées!
DOMINIQUE BLANCHAR : « La popularité du « patron ».

Dominique Blanchard et Jouvet
Le 20 août, j’ai dû prendre un taxi sur la place où j’habite. C’était le jour où Louis Jouvet quittait son théâtre pour toujours. On devait transporter son cercueil dans la crypte de Saint-Sulpice, où allaient avoir lieu ses obsèques le lendemain matin, et je me rendais au théâtre de l’Athénée pour assister à l’atroce cérémonie.
Or, durant cinq années, il m’était souvent arrivé de prendre un taxi pour faire ce même trajet et j’avais coutume de dire au chauffeur: « 24, rue Caumartin… » Ce jour-là, je ne sais pourquoi, j’ai ajouté à l’adresse : « Au théâtre de l’Athénée ! »
Le chauffeur, alors, que je n’avais jamais vu de ma vie, me dit : « Il n’est pas fermé, le théâtre ? »
– Mais non… lui dis-je.
Et, en mettant sa voiture en marche, il ajouta :
– C’est demain qu’on l’enterre, « le patron »..
FRANÇOIS PERIER : « Mille souvenirs merveilleux… »

François Perier et jouvet dans Un Revenant
J’ai essayé vainement d’écrire ces quelques lignes que vous m’avez demandées sur Louis Jouvet… Je pense bien souvent à lui, et, chaque fois, mille souvenirs merveilleux me reviennent en tète ; mais sa disparition les rend affreusement pénibles.
Bien sincèrement, je ne me sens pas digne, pour le moment, d’écrire quoi que ce soit à propos de cet homme admirable. J’espère pouvoir, plus tard, dire tout ce qu’il m’a apporté, ainsi qu’à toute notre génération, mais je sens profondément qu’il faudra pour cela du recul…
YVETTE ETIEVANT : « Je lui devrai tout ! »
Je pensais qu’il me serait très facile d’écrire quelques lignes à propos du « patron » et puis… non.
Je crains qu’une anecdote isolée ne le trahisse, je crains que mes mots ne le trahissent. Il est bien difficile aussi de dire ce que je lui dois ; bien sûr, tout le peu que j’ai fait et tout le peu que je sais ; mais surtout je lui dois tout ce que je vais faire et tout ce que d’autres vont m’apprendre, et cela je l’ignore encore, et pour cela j’ai toute ma vie pour penser à Jouvet et parler de Jouvet.
Ma seule certitude, pour le moment, c’est qu’il m’a appris à aimer notre métier, et que je lui devrai tout ce dont je vais être capable…
BERNARD BLIER : « Cette peine est à moi… »
J ‘ai toujours été trop intimidé et troublé par Louis Jouvet pour penser de sang-froid, à écrire quelque chose sur lui. Il me faudra attendre pour que des souvenirs surmontent le chagrin.
Et puis, cette peine est à moi, ne m’en veuillez pas si je la garde…
Jouvet n’a pas trahi Jouvet
Henri JEANSON.

Henri Jeanson
Que ce soit dans les théâtres où, avec Léon Noël, il jouait le mélodrame, dans l’atelier de menuiserie du Vieux-Colombier, dans la cabine du bateau qui le conduisait en Amérique, au Conservatoire dans sa classe, à la Comédie des Champs-Elysées dans sa loge, à l’Athénée dans son bureau, à Billancourt sur le plateau du studio ou chez lui, quai Blériot, on ne prend jamais Jouvet en flagrant délit d’imposture.
Jouvet n’a jamais trahi Jouvet. Toujours Jouvet a été digne de Jouvet.
Jouvet était plus qu’un grand artiste : c’était un homme.
Avec tous les défauts, toutes les qualités d’un homme et le génie de Jouvet par-dessus le marché.
C’est vrai qu’il était timide et ombrageux, et secret, et angoissé, et indécis, et entêté, et avare de ses minutes.
Mais c’est vrai aussi qu’il était téméraire, et fidèle, et confiant, et enthousiaste, et prodigue de ses années.
Il disait à Zimmer, la veille de la création de Siegfried :
– Ça ne fera pas un rond.
Mais il ajoutait aussitôt :
– Ce sera un honneur pour moi d’avoir monté c’te pièce.
Il disait à Giraudoux :
– Le seul problème au théâtre c’est le problème du succès, et il soupirait :
– Mais le succès n’est pas une solution…
Humble devant son métier, il manquait de confiance en lui, mais il se jetait dans la bataille avec le désir de vaincre et la volonté d’en finir.
Il n’avait pas d’idée arrêtée.
Pas de doctrine. Pas de conception. Ah ! surtout pas de conception !
« A partir de la première répétition, pour nous comédiens, il n’y a plus besoin de penser mais de sentir », écrivait-il.
Il disait aussi :
« Rien n’est absolu. La mise en scène est comme une prière. Tout y est relatif à la ferveur. »
Et encore :
« Une pièce classique est devenue pour moi, après de longues années de labeur et de pratique, une nuit éblouissante. C’est là un résultat difficile à obtenir. »
Ses mises en scène étaient un peu des enquêtes policières.
Il cherchait des pistes qu’il brouillait ensuite.
Il épiait les personnages et les prenait en filature.
Dix, vingt, cinquante fois il changeait de tactique et bouleversait ses plans…
Il avançait, fureteur, dans les ténèbres.
Il traquait la beauté cachée.
Et puis un jour, tout à coup, le chef-d’oeuvre apparaissait.
Et Jouvet souriait avec un air de dire : « Je savais bien qu’il était là, quelque part. »
Quel jeu de patience que le jeu de hasard du théâtre où Jouvet ne laissait rien au hasard…
Sait-on qu’il répéta Don Juan pendant plus d’une année après y avoir songé toute sa vie ?
Parce qu’il n’osait pénétrer dans les salles où l’on projetait ses films, quelques imbéciles avaient décrété que Jouvet n’aimait pas le cinéma.
La vérité est qu’il craignait de se décevoir.
La curiosité, l’intérêt qu’il portait à l’ouvrage dont il était l’interprète, finissaient toujours par avoir raison de ses craintes.
Je me souviens qu’avant de partir pour la Grèce, il me téléphona sous prétexte de me demander des nouvelles de Lady Paname.
– Alors, ton film est monté ?
– Oui. J’ai vu ce matin la copie standard.
– Ah ! oui. Ah ! tiens. La copie standard, vraiment ? Et tu en es content oui, tu en es content ?
– Si le public en est content, je serai content.
– Tu as bien une petite opinion ?
– Je n’ai aucune opinion.
– Ah ! comme c’est curieux ! A propos, je pars la semaine prochaine. Quand dine-t-on ensemble ? Vendredi ? Veux-tu ?
– Va pour vendredi!
– On pourrait peut-être se voir vers quatre ou cinq heures ?
– Pour diner?
– Oui… parce que… avant de dîner, tu pourrais peut-être organiser une petite projection et me montrer ton film ? Qu’est-ce que tu en penses ?
– J’allais te le proposer.
– Entre nous, hein, la projection, entre nous ! N’invite personne… Je n’aime pas me voir en public, me rencontrer devant des tiers. Moi dans la salle et moi sur l’écran, ça fait déjà beaucoup trop de monde…
Ah ! la pudeur de Jouvet ! Et son trac, donc !
A la deux centième de L’Ecole des Femmes, il tremblait comme au premier soir…
C’est comme ça qu’au bout de quarante ans de trac son coeur a fini par craquer.
Son coeur a fini par craquer et pourtant…
Pourtant, si Jouvet entrait dans mon bureau tandis que j’écris cet article et qu’il se penchât par-dessus mon épaule en me disant :
– A quoi travailles-tu ? Et d’abord pourquoi ne se voit-on plus ? Tu es fâché ? Je t’ai fait de la peine ?
Je n’en serais pas surpris…
C’est une idée qui m’est devenue familière, une espèce de rêve… Je sais bien ce qui se passerait… Ce qui se passera… J’ai tout prévu :
Je ne lui poserai aucune question, je ne lui demanderai même pas par quel chemin il est revenu, je lui répondrai simplement :
– Je ne te voyais pas parce que j’écrivais une pièce pour toi…
Alors, il me dira :
– Ce n’est pas possible… raconte…
Et la conversation continuera… J’ai tant de choses à lui dire.
Henri JEANSON
Blaise Cendrars : « Il ne croyait pas au parlant. »
Paris, Port-de-Mer !
Je ne pensais plus à un reportage. J’imaginais un film. Et il me revenait le triomphe de Jouvet dans La Folle Journée, d’Emile Mazaud, lors de la création de cet acte, une tragédie à allure de farce psychologique amère, inénarrable, catastrophique, le grand Jouvet remarquable et remarqué, et inoubliable dans le rôle de Touchard, au Vieux-Colombier, ce théâtre ingrat, avant la guerre de 1914, et je voyais Jouvet entraîner mon film, Jouvet, l’animateur.
J’en parlai un soir à Jouvet, lui vidant mon sac d’embrouillaminis et de cocasseries, traçant à grands traits mon sujet, campant son personnage, inventant des gags qui saillaient au fur et à mesure de mon exposé. Jouvet riait aux éclats. Mon histoire de Paris, Port-de-Mer l’amusait. Nous blâmes fort avant dans la nuit. Nous étions « Chez Francis », à la porte de son théâtre et à deux pas de chez moi. Jean Giraudoux devait y situer La Folle de Chaillot. Le Tout-Paris a défilé dans ce grill room à la mode, un ancien bistro de cochers de fiacre qui s’appelait vers 1900 « A la vue de la Tour Eiffel », les soirs de première à la « Comédie des Champs-Elysées ».
Quand l’ami Francis nous mit à la porte, car il se faisait tard, très tard, nous nous quittâmes en riant…
…Mais Jouvet ne paraissait pas s’intéresser à mon affaire. Louis Jouvet n’avait pas encore fait de cinéma, aussi invraisemblable que cela puisse paraître aujourd’hui. Et pourtant cela est. C’était à l’avènement du parlant, donc en 1930-1931, peu de temps après le beau film de René Clair, Sous les toits de Paris, film sentimental qui venait de remporter un succès fou. Jouvet ne croyait pas au parlant. L’affaire en resta là. Quinze jours plus tard, j’embarquais pour l’Amérique du Sud tourner des bêtes sauvages. Je n’y pensais plus.
RAYMONE : « Elle s’évanouira « après » ! »
Je ne saurais mieux témoigner du respect qu’il avait pour le théâtre qu’en rapportant cette anecdote :
Nous jouions alors Le Revizor. Ce soir-là, au moment de faire mon entrée, je fus prise d’un étourdissement. Michel Simon qui était en scène avec Louis Jouvet, murmura entre ses dents « Raymone se trouve mal dans les coulisses.»
Et j’entendis Jouvet répondre, de la même façon, à son partenaire : « Qu’elle entre d’abord… elle s’évanouira après ! »
Quand il aimait les êtres, il ne pouvait se faire à l’idée que ceux-ci pussent le quitter un jour. Je suis restée près de trente ans avec lui, dans sa troupe. Je l’ai suivi presque partout. Le soir où il est mort, mon frère est mort aussi. Ce jour-là, j’ai perdu deux frères.
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