Théâtre. Il y a cinquante ans disparaissait Louis Jouvet.
Le théâtre de l’Athénée consacre cette saison aux pièces créées, jouées et mises en scène par Jouvet au cours de sa carrière. L’art est fait pour poser des questions, pas pour donner des réponses

Fabrice Luchini
Fabrice Luchini s’empare de quelques-uns des textes écrit par Louis Jouvet. Le verbe de Luchini porte beau le témoignage de Jouvet. Entretien avec un acteur passionnant et passionné.
On ne présente plus Luchini. On le connaît au cinéma mais c’est surtout au théâtre qu’il s’impose comme un acteur amoureux de cet art et qu’il entretient avec lui une relation presque fusionnelle.
Après La Fontaine, puis Céline, c’est Jouvet qu’il met en espace et interprète. Un exercice des plus périlleux qui n’est pas fait pour déplaire à Luchini. Il se jette à corps perdu dans un texte dense, pétillant et dérangeant, qui interroge l’art de l’acteur. Pour notre plus grand plaisir.
Vous avez réalisé un choix précis de textes de Louis Jouvet. Comment s’est-il réalisé ?
Fabrice Luchini. On ne sait jamais trop comment cela s’opère. On ne fait jamais un spectacle comme une commande, c’est impossible. Il y a les chocs de l’adolescence, ceux qui nous accompagnent et qui, un jour, resurgissent. Et c’est fabuleux de pouvoir se lancer à nouveau là-dedans. Au départ, il y a toujours un texte. Ici, celui des Fantômes. Un texte impressionnant, avec cette idée incroyable où l’on imagine Jouvet, seul dans son théâtre, dire que le théâtre est parfait quand les gens s’en vont. Jouvet pense que le comédien ne doit pas être une entrave à la puissance du personnage pour que le spectateur puisse entrer dans la pièce. Il imagine un théâtre qui continue d’exister quand plus personne n’est là ; que seuls demeurent des personnages qui vivent l’existence d’Alceste ou d’Hamlet ou de Tartuffe ou de Don Juan de manière tellement puissante que dès qu’un acteur s’en empare, il va l’anecdotiser. C’est là que Jouvet entre en scène. Pourquoi Jouvet est-il passionnant ? Parce qu’il impose, à ce métier de fanatisme, de narcissisme, de trouble de caractère, de bêtise, de manque de culture ou de culture théorique et universitaire, des » lois « . C’est très délicat comme exercice. L’intelligence intellectuelle et déductive ne sert pas énormément à l’acteur. C’est un métier où il y a très peu de rigueur, parce qu’il n’y a pas de loi. Pour être Glenn Gould ou Pitoëff, il faut travailler longtemps. Pour être un danseur d’opéra ou faire des claquettes, aussi. Jouvet est l’homme qui donne de l’art du comédien une vision faite de discipline, d’exigence dans un milieu, à une époque faussement conviviale, faussement rigoureuse où tout est transformé en affectivité. Jouvet, par l’intelligence, par la passion, par la culture, par la soumission, par toutes ces qualités qu’on ne trouve quasiment plus, nous éclaire sur ce que c’est que le théâtre.
Avec toute sa pertinence et son expérience d’acteur, Jouvet pense le théâtre comme une entité…
Fabrice Luchini. Jouvet n’arrête pas de dire qu’il n’existe pas de science du théâtre. Jean Vilar n’a pas laissé de témoignage : il a laissé des notes de service, il a laissé le théâtre dans la cité, des propositions politiques intéressantes, importantes, essentielles, c’est un grand homme de théâtre. Lui s’est intéressé, de manière plus approfondie que les autres, à l’art du comédien parce qu’il était un grand comédien, avec des problèmes de comédien. Mais il a aussi témoigné comme directeur de théâtre parce qu’il était directeur de théâtre ; comme professeur au conservatoire, ayant lui-même été refusé comme élève. Ce livre fondamental, le Comédien désincarné, nous interpelle toujours.
Jouvet est un intelligent qui a haï son intelligence ; un intellectuel qui a lutté contre son intellectualité ; une énorme personnalité qui a lutté contre sa personnalité et qui a vu dans le théâtre un sacerdoce, une profession de foi, une sorte de vocation ou mystique ou politique…
Jouvet, s’adressant à un élève, le rabroue et lui dit : » Ne jouez pas, dites le texte. «
Fabrice Luchini. Cette phrase est terrible. On croit donner vie au personnage, mais on oublie de laisser nos bagages à l’entrée. Cette phrase-là, c’est toute une vie. Face à un personnage et sur une scène, on a envie d’arriver avec notre incarnation, c’est-à-dire mettre nos sentiments sur la phrase. Jouvet sait, par une longue pratique, que l’acteur se plante.
Il s’agit de réapprendre l’humilité…
Fabrice Luchini. Exactement. Jouvet dit la présomption et l’humilité, on va de l’un vers l’autre au même moment en quête d’un équilibre. Il y a de l’ego et l’absence d’ego. Une vraie représentation digne de ce nom c’est le combat interne du comédien entre son ego et bien souvent avec sa vacance. Évidemment la vacance vous met en contact avec l’art. Elle ne se voit pas. · la télévision, on voit un homme rempli d’ego, parce qu’un mec sans ego n’est pas productif. Imaginez qu’on arrive à une émission de Pivot ou d’Ardisson en disant : » Attendez, je vais essayer d’arriver vacant… » Personne ne veut de toi parce que tu n’es plus pittoresque. La télévision vous impose le pittoresque. Je suis un acteur donc je sais jouer les deux choses. Mais mon vrai travail n’a rien à voir avec l’image que l’on peut avoir de moi. Si, sur scène, je ne témoignais que de moi, plus personne ne viendrait à mes spectacles. Tu joues sur ton ego 10 minutes, un quart d’heure, pas deux heures. C’est bien parce que derrière, il y a un auteur. Et c’est le souffle de cet auteur qu’il faut restituer parce que cet auteur, il est plus génial que toi.
Les propos de Jouvet sont d’une incroyable modernité. Ils résonnent aujourd’hui comme rarement il nous est donné d’entendre une parole, une pensée sur le théâtre…
Fabrice Luchini. On est très innocent de ce qu’on fait. Je me suis attaché à ses textes depuis de nombreuses années de manière presque inconsciente, en réaction à un appauvrissement profond. C’est étrange de le dire à un journal de gauche parce que la gauche peut produire en la matière de mauvaises idées, telles que » On va faire de la culture partout « . Que raconte-t-on au ministère de la Culture ? On fait du socioculturel. Quand tu es reçu par un ministre, il ne te parle que d’aller en banlieue ou dans les écoles. Ils veulent utiliser la culture, pas comme Vilar dans le sens d’éveiller à la lumière de l’ouvre d’art, ou comme Vitez évoquant l' » élitisme pour tous « . Il n’y a pas de théâtre sans élite, c’est une aberration, sinon c’est TF1. Qu’est-ce que la culture, actuellement ? La télévision. Là est la faillite du politique. Qu’est ce qui est populaire ? La télévision. Que regardent les gens ? Les feuilletons du samedi soir, les Psy-Show sur la Deux, la psychanalyse par machin, et c’est tout. Les politiques sont obsédés par l’idée de faire partager, mais avant de faire partager, produis la rareté ! La rareté n’est faite que par des individus. Jouvet était un homme seul. Vilar aussi. C’est un effort, c’est douloureux d’aller écouter une ouvre. Une ouvre peut être plaisante mais elle ne peut être qu’interrogative, inconfortable. Quelle solution existe-t-il entre le théâtre bourgeois, comme dit Terzieff, qui exploite des codes qui sont toujours les mêmes, et le théâtre arrogant, privilégié qui est le théâtre subventionné de metteurs en scène ? Jouvet nous donne une indication. On parle des associations, du théâtre dans les écoles, mais qui parle de l’ouvre d’art ? Cela n’intéresse pas les politiques. Actuellement, un artiste est totalement seul, encore plus un artiste de mon genre.
La culture n’intéresse pas les politiques ?
Fabrice Luchini. Je n’ai jamais vu un seul ministre de la culture à mes spectacles, à part Douste-Blazy. Lionel Jospin et Robert Hue sont venus. C’est curieux comme ça ne les intéresse pas, les socialistes comme les autres. Ils veulent du global, ils veulent la petite-fille de Georges Brassens, des spectacles sympas parce qu’ils ne veulent pas se couper de leur électorat, parce qu’ils sont électoralistes et qu’ils veulent aller dans la masse. Si tu ne veux pas être dans la masse, tu es dans l’individu. Si tu es dans l’individu, tu es dans les problèmes, dans les problèmes de ta solitude, et un artiste, un véritable artiste, je ne dis pas que j’en suis un, mais un véritable artiste comme Jouvet, c’est un homme seul.
La notion d’exception culturelle remise en cause par un Messier, cela suscite quelques réactions…
Fabrice Luchini. C’est de la polémique. Mais la seule attitude intéressante, c’est la résistance. Il n’y a pas d’autre attitude possible. Si on part du principe politique que l’ouvre d’art n’est pas une marchandise, alors d’accord. Madame Bovary n’est pas une marchandise. Voyage au bout de la nuit n’est pas de la marchandise. Molière non plus. Le cinéma fait partie de l’exception culturelle, heureusement, sinon c’est l’Italie. En Italie, le cinéma n’existe plus. Il faudrait être con pour ne pas être solidaire de ce combat-là. Quand on décide qu’une ouvre d’art n’est pas une marchandise, cela signifie que la création doit être soutenue, subventionnée.
La responsabilité du théâtre subventionné c’est que, contrairement au théâtre privé qui se situe dans la sphère marchande, il se doit d’être génial. La ministre parle d’aider la création. Je n’ai jamais bien compris ce que cela signifiait. A-t-on a aidé Dostoïevski quand il a écrit l’Idiot ? Ma femme, qui est de gauche, me dit que je ne comprends rien, qu’il s’agit d’insérer des gens en souffrance… Ah ! Mais ce n’est plus de l’art… c’est du culturel ! De la Croix-Rouge. Ouais, ça c’est de la Croix-Rouge. C’est très intéressant, simplement cela n’a rien à voir avec le problème artistique. D’où l’importance d’écouter Jouvet, un homme qui se dit qu' » être un artiste, c’est terrifiant « .
Comment l’ouvre d’art résiste-t-elle ?
Fabrice Luchini. L’ouvre d’art est contre. Elle est en résistance, pas obligatoirement politiquement, elle est en résistance à tout, à cette disposition qu’ont les gens d’avoir envie d’être bien. L’art n’est pas fait pour cela. L’art actuel, c’est le football. Aucun acteur de théâtre, aucune star de la chanson n’a la prétention de rivaliser avec la puissance géniale d’un match de foot, personne ne fait le poids. Donc, rien ne sert de faire des théâtres pas chers, parce que les gens sont prêts à payer pour voir Zidane. Ils peuvent payer 500 ou 1 000 francs, et un acteur ne sera jamais Zidane. Aucun acteur ne peut être à la hauteur d’intensité émotionnelle d’un match de foot. L’art est autre chose qu’un truc de masse. Il doit être accessible à tout le monde, mais c’est un mensonge de dire que l’art aide à vivre. Ce n’est pas vrai. L’art vous fait atteindre au beau, par moments, mais aussi à des questions, à des énigmes et ne donne aucune réponse. L’art n’est pas fait pour donner des réponses, il est fait pour poser des questions. Quelqu’un qui sort d’une pièce de théâtre en sort nourri parce qu’il a vu quelque chose qui était de l’ordre de l’intensité. De toute évidence il sera plutôt mieux s’il se fait un bon concert pépère, un petit restau après. Il sera mieux que s’il lit les âmes mortes, de Gogol, ou Dostoïevski, c’est évident…
C’est une exception française que ces interrogations, ce rapport passionnel, fusionnel que l’on peut avoir avec le théâtre, avec la littérature, avec la création ?
Fabrice Luchini. Pour en revenir à Jouvet, il n’y a théâtre que s’il y a poète dramatique. Il considère qu’il n’y a pas eu de poète dramatique depuis… · peine évoque-t-il Marivaux, il ne considère pas Hugo comme un poète dramatique. Jouvet pense qu’il n’y a plus de poètes, que c’est un art très pauvre, et cela dès 1945. Il a écrit un texte, très politique, où il soulève quelques questions. · ses yeux, l’acteur prend beaucoup trop de place actuellement et, en même temps, s’il prend beaucoup de place, c’est merveilleux parce que cela signifie que dans les périodes de faillite, l’acteur peut maintenir la tradition. J’entends par tradition la vérité à chacune des époques vitales, je ne parle pas des traditions. Mais il faut attendre des auteurs, des Shakespeare, des grands génies de la scène.
» Le théâtre est une énigme « , écrit Jouvet…
Fabrice Luchini. Oui, parce qu’il est lié à la vie. Parce qu’il n’y a rien de plus faux et rien de plus vrai que le théâtre. C’est très compliqué. Mais c’est la seule énigme bienfaisante. Jouvet a mis sa vie dans le théâtre. Il ne va pas à Chamonix ou se balader n’importe où ailleurs. Il ne fait pas trois mois de théâtre pour s’arrêter aussitôt. Il ne jouit pas. Jouvet est un homme flippé, malheureux, mystique, à mon avis pascalien avec cette haine du Moi et il met toute sa vie là-dedans. Là où il nous intéresse, c’est qu’actuellement les gens n’y mettent pas leur vie. Les gens ont envie de jouir. Il est évident que si tu veux être Jouvet, tu mets de côté la jouissance. Il interdit aux acteurs la jouissance, mais c’est un autre trip…
Propos recueillis par Zoé Lin
Écoute mon ami, et autres textes de Louis Jouvet, par Fabrice Luchini. Jusqu’au 16 février, au théâtre de l’Athénée : 7, rue Boudreau, Paris (9e). Renseignements, tél. : 01 53 05 19 19.
A partir du 20 février, au Studio des Champs-Élysées : 15, avenue Montaigne, Paris (8e), Renseignements, tél. : 01 53 23 99 19.
Dans l’enceinte du théâtre de l’Athénée, une très belle exposition réalisée à l’occasion du cinquantenaire de la disparition de Louis Jouvet, » Paroles de miroir « , conçue par Denis Bretin, permet de découvrir le directeur de ces lieux et l’acteur qu’il fut à travers des photos de scènes, dans les coulisses, dans sa loge.
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