La polémique autour de la tournée en Amérique latine
Extrait de L’Occupation sans relâche, documentaire d’Yves Riou, 2010, diffusé sur France 5 le dimanche 19 décembre. A propos du livre de Denis Rolland, réponse d’Alberte Robert
- Débat, sur les artistes sous l’occupation
Ce film nous plonge au cœur de la vie artistique à Paris pendant l’Occupation. Un aspect de l’histoire jusqu’alors peu traité qui permet de relier la vie quotidienne des Français avec la carrière professionnelle et amoureuse de plusieurs artistes emblématiques de ces années (Jean Gabin, Arletty, Maurice Chevalier, Sacha Guitry…) avec la réalité de l’Occupation.
Une période complexe racontée par des historiens ou des témoins directs qui donnent un éclairage tout en nuances. Le film recèle un bon nombre d’archives et parmi elles des images totalement inédites tournées par des soldats allemands lors de leur séjour à Paris.
Ce film n’occulte pas les questions sensibles et souvent gênantes concernant un grand nombre d’artistes de la période : Sacha Guitry et Arletty furent-ils des « collabos » ou Louis Jouvet, un grand résistant ? Qui sait que Michel Simon porta l’étoile jaune alors qu’il n’était pas juif ? Qu’Arletty sauva le décorateur Trauner de la déportation ?
Toutes ces informations et bien d’autres viennent émailler.
« L’occupation sans relâche » et montrer l’imbrication entre la vie artistique et la vie … tout court.
Une mise en cause de Louis Jouvet est réfutée par Alberte Robert, auteure d’un documentaire sur Louis Jouvet.
LOUIS JOUVET ET LE THÉÂTRE DE L’ATHÉNÉE
» Promeneurs de rêves » en guerre de la France au Brésil Denis Rolland
Pour la saison 1941, les théâtres de Rio, de Buenos Aires et de Montevideo proposent un engagement à l’Athénée .
Dérogeant aux interdits législatifs concernant l’émigration, la troupe part de Lyon le 26 mai 1941 pour une tournée en Amérique latine.
Ce n’est pas une marque d’insoumission ou de défiance envers le maréchal Pétain, bien au contraire. C’est une mission de propagande culturelle, officielle et subventionnée par les instances de Vichy.
Les décors et les costumes remplissent trois wagons. Jouvet dispose, et il n’est pas le seul dans la troupe, d’un passeport « de service », permettant des dérogations.
Les administrations des Affaires étrangères, de l’Intérieur, de l’Instruction publique et même le Commissariat aux questions juives sont tous prévenus de la mission. Celle-ci s’inscrit dans la continuité des tournées disposant du patronage gouvernemental, comme la Comédie Française en 1939 ou le Vieux-Colombier en 1940.
Lorsque la Seconde guerre mondiale éclate, Louis Jouvet est au sommet de sa gloire, au théâtre, au Conservatoire, au cinéma. A partir de 1941, l’Athénée donne des représentations en Suisse et en zone libre avant de partir pendant 4 ans représenter la France en Amérique Latine chargée en 1941 et 1942 d’une mission officielle de propagande culturelle extérieure financée par l’Etat français. Pourtant Jouvet apparaîtra à la Libération comme l’ambassadeur de la résistance culturelle française. Récit d’un itinéraire exceptionnel porteur de significations ambivalentes.
Extrait de L’Occupation sans relâche, documentaire d’Yves Riou, 2010, diffusé sur France 5 le dimanche 19 décembre.
Suite à la diffusion le 19 décembre sur France 5 du documentaire “L’Occupation sans relâche”, qui décrit l’attitude de certains artistes français pendant la Deuxième Guerre mondiale, nous avons reçu une lettre indignée d’Alberte Robert. Celle-ci, auteure en 1981 pour Antenne 2 d’un documentaire sur Louis Jouvet, réfute les accusations de collaboration prêtées au comédien par un historien interrogé dans le film. Voici l’extrait incriminé et la réponse, sous forme de tribune, d’Alberte Robert.
Télévision : Louis Jouvet ambivalent pendant l’occupation?
Pour l’honneur de Louis Jouvet, par Alberte Robert
Je reviens sur les déclarations de l’historien Denis Rolland dans le document L’Occupation sans relâche présentant l’attitude de Louis Jouvet sous l’Occupation en deux raccourcis sans appel : en 1940 la tournée en Amérique du Sud « comme clairement officielle » donc sous l’égide de Vichy « pour promouvoir le gouvernement pétainiste de la France » ; et le retour en 1945 énoncé avec ironie « en héros… de la Résistance ! ». Or la réalité des faits est tout autre :
En 1940, les Allemands interdisent à Jouvet de jouer Jules Romains et Jean Giraudoux ; les jugeant « anticulturels », on lui offre de les échanger contre Schiller et contre Goethe. Alors Jouvet leur rétorque qu’« on ne fait du théâtre que par plaisir, et en liberté », et cohérent, laissant son théâtre, il se replie en Suisse avec sa troupe et accepte le projet de Max Ophüls : faire un film de L’Ecole des Femmes qu’il avait créée à l’Athénée. Mais quand il découvre que le cinéaste entretient une liaison avec Madeleine Ozeray, il rompt le tournage et toute la troupe se replie à Lyon. C’est là que Marcel Karsenty (qui a échappé de justesse aux Allemands – comme Ophüls) réussit à monter une tournée vers l’Amérique latine, comme auparavant Sarah Bernhardt et après, Renaud-Barrault. Après avoir joué en zone libre, on rapatrie les décors vers Lisbonne et c’est du Portugal qu’en mai 1941 Jouvet et sa troupe s’embarquent pour une tournée vers Rio et Buenos-Aires de juin à septembre, et qu’ils supposent d’une saison.
A Rio, c’est un triomphe. Conférences, représentations, Molière et Jean Giraudoux, Knock, Ondine, Electre, Le Trouhadec, on joue tous les jours à guichets fermés. L’Argentine n’est pas en reste ! Quand Jean-Pierre Aumont, réfugié à Hollywood avec Renoir, lui propose de le rejoindre, Jouvet, solidaire de sa troupe, refuse, et prend la décision de rester où il est. Avec ses comédiens.
Le gouvernement du Canada propose alors une saison à Montréal, Québec et Ottawa mais comme Washington ne répond pas aux demandes de visas des interprètes, Jouvet comprend que leur séjour est devenu un exil et il entame une deuxième saison à Rio, en élargissant le répertoire à Claudel, Musset et Mérimée.
Après Rio, Sao-Paulo et Buenos-Aires, sans nouvelle des leurs, les comédiens souffrent. Le 21 septembre 1942, les décors et les costumes flambent … Madeleine perd ses parents et sa relation avec Jouvet se dégrade… alors qu’il faut partir, mais où ? Ce sera de l’autre côté de la Cordillère, au bord du Pacifique, au Chili en premier.
Et c’est l’errance : de la fin 1942 au printemps 1945, Karsenty les devance de ville en ville, en bateau, à dos de mules ou par d’improbables gués, à travers un pays âpre et montagneux, afin de préparer les représentations à venir. On pense à Molière et son Illustre Théâtre à travers le Languedoc bien avant les fastes de Versailles.
Après Madeleine, sa vedette depuis 1934, qui l’a quitté à Montevideo, Jouvet perd des comédiens dont le fidèle Romain Bouquet, son compagnon depuis l’aventure avec Jacques Copeau, emporté à Santiago, tandis que sans aucun subside ni subvention, sans nouvelle des siens, sa femme et ses trois enfants, son seul lien avec la France va être l’espoir d’une lettre de Jean Giraudoux, commissaire général à l’Information de 1939 à 1940, lettre qui l’attend quand la troupe atteint une capitale ou un consulat français.
C’est ainsi qu’il apprend que sa nouvelle pièce La Folle de Chaillot attendra son retour, donc la fin de la guerre, pour être montée à l’Athénée…Giraudoux lui précise avoir laissé la date en blanc.
C’est à Mexico que Jules Romains les accueille au début 1945.
Leur odyssée s’achève. En quatre années ils ont parcouru 67 000 kilomètres (une fois et demie le tour de la terre), avec 34 tonnes de matériel, vingt pièces, seize spectacles, par monts et par vaux, ravins torrides et fondrières enneigées ; Valparaiso, Lima, Quito, Bogota, Caracas, les Caraïbes. Ils répétaient sur les bateaux, dans le train, ou sous la tente. Ils étaient quarante, ils reviennent à vingt-sept. Ils s’appellent : Régis Outin, Paul Cambo, Marthe Herlin, Monique Mélinand, Wanda Kerrien, Alexandre Rignault, Camille Demangeat (qui deviendra l’homme de Jean Vilar au TNP), Marcel Karsenty, et épuisés par ces quatre ans, aux limites de leurs forces, ils apprennent la mort de leurs proches. Ce sont eux, ces rescapés, qui m’ont raconté ce que je relate ici, de cette tournée : saluons les saltimbanques !
Quand Jouvet et sa troupe arrivent à Paris, c’est pour mettre immédiatement en répétition la pièce de Giraudoux, et c’est par fidélité que Jouvet et Marguerite Moreno créent La Folle de Chaillot le 20 décembre 1945. « Nous sommes en retard », écrit Jouvet sur le programme en s’adressant à l’auteur qui n’est plus là.
Oui, Denis Rolland, Jouis Jouvet n’était pas à Londres, ni dans le maquis. Il était sur les planches, sur scène avec ses frères d’armes, Arnolphe, Knock, et avec les plumes de Molière, de Jules Romains, de Steve Passeur et de Claudel, de Giraudoux et de Supervielle, elles furent ses dérisoires épées pendant ces quatre années de miracles quotidiens.
Avec sa troupe il a porté haut l’éclat d’une nation humiliée et sans mémoire, d’un pays rabaissé. Lui, saltimbanque infatigable, il a fait ce qu’il savait si bien faire : il a joué.
Son épée était de bois mais son fil, c’était le verbe.
Alors, comme vous l’avez affirmé, présenter Jouvet en 40 comme un suppôt de Pétain et en 45 comme un pseudo résistant, n’est-ce pas une offense, à vrai dire une infamie ? Nul doute que le caustique fantôme de Jouvet n’en sourie, et emprunte à ces auteurs qu’il respectait tant, son si fameux « N’est-ce pas un peu court, jeune homme ? »
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