Louis Jouvet, la légende?

Louis Jouvet
Louis Jouvet était bègue! Cette affirmation circule abondamment sur Internet ; recopiée sans citer des sources fiables à l’appui comme c’est souvent le cas aujourd’hui. Les témoins de l’époque ne sont plus là pour nous apporter des réponses et les témoignages directs du vivant de Louis Jouvet sont rares. Néanmoins, ils existent des témoins et des documents qui discréditent ou modèrent cette affirmation; travail de la diction comme tous les comédiens, troubles du langage dans sa jeunesse, problèmes de santé….
Ce n’est sans doute pas primordial de se pencher sur ces informations qui participent à sa légende mais néanmoins, nuancer ces déclarations me semble nécessaire.
Eric Jouvet, son petit-fils indique : La question de savoir si mon grand-père était effectivement bègue m’a interpellé, dans notre famille personne ne l’a jamais mentionné ou confirmé et ne pouvant plus obtenir de témoignages directs, j’en suis réduit à ceux qui ont été rapportés mais le plus souvent indirectement.
En reprenant les différents témoignages intéressants, que j’ai pu retrouver il semblerait que Louis Jouvet ait eu effectivement des difficultés d’élocutions dans sa jeunesse, et qu’il a ensuite rectifiées, mais éloignées d’un bégaiement dans le sens que l’ on attache à ce mot.
Bégaiement
Pour les non spécialistes, bégayer c’est répéter plusieurs fois la même syllabe sans arriver à terminer ses phrases. Actuellement mais cela devrait être modifié, les phoniatres francophones classent (ou ont classé) la gravité d’un bégaiement selon quatre degrés de sévérité mais retiennent néanmoins le terme générique de bégaiement.
Quelques célébrités signalées comme étant « bègue » : Noé, Démosthène, Molière, Napoléon 1er, George VI, Winston Churchill , Albert Einstein, François Bayrou, Nicolas Sarkozy, François Hollande, Marilyn Monroe, etc..
Ce qui circule sur Internet
Les seules citations au sujet de son bégaiement sans argument, ni document à l’appui, ne seront pas mentionnées ici; comme par exemple celle citée dans Wikipédia qui fera l’objet d’une demande de controverse de neutralité comme a été faite la demande de correction de certains paragraphes à propos de la tournée en Amérique latine.
François Hollande ou le mythe du bègue (Extrait)
» Une autre profession paradoxale fait aussi appel aux « bègues d’exception », c’est celle d’acteur. Le plus grand sans doute au dire de ses disciples, Louis Jouvet fut bègue. Il masquera ce handicap par une diction volontairement syncopée à l’origine de son « style inimitable » et de sa réussite. Il abusait en effet du mode répétitif : « Moi j’ai dit « bizarre, bizarre » ? Comme c’est étrange… […] Moi, j’ai dit « bizarre », comme c’est bizarre. » Ou le fameux : « atmosphère, atmosphère » «
Vers l’article complet
http://www.lesinfluences.fr/Francois-Hollande-ou-le-mythe-du.html
Note : Répéter un mot serait-t’il bégayer ou seulement vouloir produire un effet particulier (comique de répétition) comme dans le film « Hôtel du nord » de Marcel Carné, dialogues d’Henri Jeanson mais c’est Arletty qui prononce cette dernière réplique ! et ce sont les dialogues de Jacques Prévert dans « Drôle de drame » également de Marcel Carné! Ce n’est pas Jouvet qui a écrit les dialogues!
Jeunesse
L’information la plus crédible semble-t-il, provient de Jean-Marc Loubier qui indique dans sa biographie Jean-Marc Loubier, Louis Jouvet, Le Patron, Edition Ramsay juin 2001 (page 20). :
« Le « petit-Louis », est affublé d’un léger défaut. […] Il bute souvent sur les mots. Il chuinte. » […] Suite au déménagement de ses parents, à Vorey-sur-Arzon entre 1894 et 1897 (il a 7 ans), il entre dans la classe unique de Monsieur Soulier Jean (Léon suivant J.M. Loubier ?) à l’âge de 6 ans qui s’attache à corriger les défauts d’élocutions de son élève.» […] « Louis s’exécute et s’exerce […] il apprend des fables de La Fontaine et des phrases comme celle de « l’archiduchesse ». » […] « Les progrès étonnent ses parents, ravis de ne plus voir leur fils se retrancher dans un mutisme exaspérant. Difficultés d’élocution, d’articulation, de prononciation … ! Il trébuche encore sur certains mots, certaines phrases, mais de là à écrire qu’il bégaie serait à la fois lui faire injure et mentir ».
Nota : Louis Jouvet reviendra à Vorey en août 1946, pour revoir son instituteur Soulier et lui rendre hommage.
Adolescence

Collège Notre-Dame à Rethel
Après un passage chez les Lazaristes à Lyon en 1898 pendant quatre ans et suite au décès accidentel de son père en 1902 (Louis à 14 ans), il quitte Lyon et se réfugie avec sa mère, dans la famille de celle-ci à Rethel (Ardennes) où il est inscrit au collège Notre-Dame et où Jouvet trouve le chanoine Achille Morigny 1 qui est passionné par le théâtre et anime la troupe du collège: Jouvet joue des œuvres, difficiles, austères, sérieuses (Cinna, Macbeth, Don Quichotte, L’Avare) et découvre des horizons nouveaux.
1 Suivant Charles Leleux qui y était élève de 1889 à 1895, celui-ci a écrit dans ses souvenirs que le directeur était le chanoine Prévotaux, « partisan convaincu des séances théâtrales données par les élèves eux-mêmes [..] Il y voyait le complément indispensable des cours de littérature [..] (BNF collection Louis Jouvet repris par Marthe Herlin)
La pratique du théâtre comporterait de nombreux intérêts dans la thérapie du bégaiement chez l’adolescent : elle favorise la mobilisation de multiples habiletés de communication, valorise des modes d’expression et de communication riches, notamment dans le cadre d’activités spécifiques, et permet à l’adolescent de s’affirmer à un âge où celui-ci est en pleine structuration de sa personnalité et on peut penser que Jouvet a bénéficier de l’initiation au théâtre au collège Notre-Dame pour améliorer sa diction.
Conservatoire
En 1908, lorsqu’il a voulu se présenter au Conservatoire dans le rôle d’Horace (il se présentera trois fois) son interprétation ne plaît pas au jury : « élocution hachée, difficile, voire pénible de ce jeune élève et son « absence de physique » le desservent » […] « Son jeu […] ne correspond pas aux canon de l’époque ». (Il fut accepté, par la suite, à sa demande, dans la classe de Leloir comme auditeur libre).
Pour évoluer à un niveau supérieur, il lui fallait rencontrer un formateur d’exception. Louis Leloir, professeur au Conservatoire, aurait pu devenir ce mentor, mais il meurt prématurément, en 1909. (Jouvet lui empruntera cette façon particulière de casser la phrase et de rythmer le verbe).
Extrait de « Louis Jouvet au Royaume des imaginaires » de Marc Véron
Théâtre du Vieux Colombier 1913
Il a interprété deux bégayeurs :
André Degaine, historien du théâtre français, (1926-2010) qui fut également dessinateur, décorateur et auteur dramatique, indique que Jouvet a interprété un bégayeur à ses débuts: en 1913 il a joué le rôle de Macroton dans L’amour médecin et la critique l’a repéré dans ce numéro comique de médecin bègue. La légende, selon Degaine, serait née de là, selon laquelle sa diction si particulière masquerait un bégaiement naturel.
Après le spectacle, la troupe a été acclamée. André Suarès écrit que Molière n’avait jamais été aussi bien servi et écrit » Votre jeu de l’Amour Médecin est une petite merveille […] je n’ai jamais vu Molière mieux servi […] Enfin, je suis fou de vos deux médecins, l’un le gros réjoui, et l’autre, le grand cadavre bègue : J’étais mort de rire… »
Il a également interprété des personnages bègues comme Brid’oison dans Le Mariage de Figaro ou La Folle Journée (à New York en 1918) (cf. Wikipédia) ou un domestique bègue dans le film Mister Flow. « C’est aussi une œuvre comique au rythme endiablé (la « folie » enfiévrée de la « Folle journée » illustre le comique de répétition, de mots ou de gestes (l’huissier glapit, se lève et rassied comme un pantin pour calmer l’audience; Brid’oison bégaie »
Témoignage de François Périer qui écrit dans son livre « Lettre à un jeune comédien » à propos de Louis Jouvet

Un revenant, François Perier avec Jouvet
La première chose qui frappait chez Jouvet, c’était évidemment sa diction théâtrale que l’on s’étonnait d’entendre encore lorsqu’il était sorti de scène. «Alors, comme ça, mon petit, tu veux faire du théâtre…» Elle résonne toujours en moi, cette phrase prononcée en juillet 1935 avec cette intonation si bizarre que Jouvet définissait lui-même : une bouteille de Champagne qu’on débouche. Dieu sait si on a construit des légendes sur le phrasé de Jouvet. Certains ont affirmé qu’à l’exemple de Démosthène il s’était entraîné à parler, des cailloux dans la bouche, avec pour résultat ce curieux débit de voix. D’autres ont cru que Jouvet souffrait d’un bégaiement dont il n’avait pu se guérir qu’en apprenant à peser ainsi sur les mots. Cette piste partait d’un fait vérifié : pour sa première apparition au théâtre, dans un spectacle de Copeau, Jouvet avait effectivement tenu le rôle d’un bègue. Mais ce n’était que du théâtre ! Jouvet parlait de cette manière, et c’est tout. Vingt-quatre heures sur vingt-quatre, trois cent soixante-cinq jours par an, et depuis toujours. De ce qui aurait pu être un défaut, il avait fait une formidable arme de scène. C’est le privilège des très grands : ils apprivoisent la fatalité et donnent l’illusion d’en avoir fait le choix.

François Perier
Avec Jouvet, on ne savait plus où était l’acteur et où était l’individu. Ils étaient en représentation permanente. Ainsi, dans ce grand corps un peu mécanique, surmonté d’une tête de prêtre mongol, qui arpentait devant moi son petit bureau de l’Athénée, je ne crois pas avoir vu Louis Jouvet mais le docteur Knock. La représentation continuait, et j’avais juste l’impression délicieuse qu’elle m’était exclusivement destinée. Avoir Jouvet pour soi tout seul, quel beau cadeau !
Jean Sarment : « Le génial « hurluberlu » du Garrick-Theatre . (1917-1919).
Louis Jouvet raconté par 30 témoins de sa vie – quatrième partie 1951 (Cinémonde)
Jean Sarment rapporte qu’au Garrick Théâtre, à New-York, où Jouvet surveillait les travaux en 1917, Jacques Copeau cherchait Jouvet qu’il avait envoyé à l’avance pour surveiller les travaux.
– Où es-tu, Louis ?
– Ici…
Et l’on vit monter tout droit comme une fumée, émerger des dessous de ce qui allait être une scène, une forme longue et maigre, blanche comme un fantôme, un Louis Jouvet plâtré des pieds à la tête, coiffé de l’armet de don Quichotte, blanc de plâtre lui aussi. D’une main il s’essuyait un front fondant de sueur, de l’autre il manipulait sèchement, à bout de bras, un mètre dépliable.
– Cela va bien… cela avance… disait-il. En ce temps-là, il bégayait encore un peu. Et à nous:
– Ne vous mettez pas dans mes jambes! Allez visiter le pays ! Curieux… me suis-je laissé dire… Fichez-moi le camp ! Ici il n’y a pas encore de planches… Pas de planches, pas besoin de comédiens!
Et il riait de son grand rire sourd – déjà le rire d’Arnolphe, henni, syncopé.
Note personnelle : Le fait de répéter une phrase n’est pas un symptôme de bégaiement. (comique de répétition).
Comme dans le film « Drôle de drame » dialogue de Prévert
» Oui, vous regardez votre couteau et vous dîtes bizarre,bizarre. Alors je croyais que …
– Moi, j’ai dit bizarre, bizarre, comme c’est étrange ! Pourquoi aurais je dit bizarre, bizarre ?
– Je vous assure mon cher cousin, que vous avez dit bizarre, bizarre.
– Moi, j’ai dit bizarre, comme c’est bizarre ! »
Jouvet parle de lui
Ecoute mon Ami, (éd. 1952 p. 33)
[…] pour approcher, dans ce tumulte en moi, dans ce bafouillage, pour atteindre des idées.
P129 : Le Théâtre est un Métier honteux
« Aujourd’hui, quand je l’entends, je trouve encore, dans le placard à sensations qu’est la mémoire, l’impression physique de toucher au fond des poches de ma culotte les vieux galets polis qui ne me quittaient jamais. J’écoutais la fugue sur la honte en les polissant sournoisement et le mot et les galets s’égrenaient et s’y lissaient dans une agréable indifférence qui me revient encore au bout des doigts. »
Extraits de films
Le « phrasé syncopé » de Jouvet n’est pas toujours présent dans ses films. Exemples
Copie conforme : Louis Jouvet interprète les 2 rôles, sa diction s’adapte alors au personnage: bourgeois ou humble.
Les Bas fonds 1936 avec Jean Gabin : Un baron ruiné par le jeu surprend chez lui un cambrioleur, Pepel, avec lequel il sympathise immédiatement et finit la nuit à boire ses derniers deniers.
Louis Jouvet fait preuve d’une fantaisie étonnamment juvénile, à mille lieues de ses futures compositions hiératiques et pince-sans-rire
D’autres documents éclairants
Marc Véron qui écrit actuellement une biographie sur Jouvet nous signale que selon des documents disponibles à la BnF, des médecins soignant ses problèmes cardiaques durant la guerre de 14-18, notaient que sa diction était influencée par sa maladie; Jouvet malade, épuisé, sera évacué et affecté en février 1917 à l’infirmerie régimentaire du 1er groupe d’aviation de l’aérodrome de Saint-Cyr.
Par ailleurs un psychologue (ou un graphologue) signalait que la ponctuation de ses écrits révélait également ses problèmes cardiaques. Ces deux points très intéressants sont à approfondir et il faudrait également chercher auprès d’un spécialiste dans les épisodes vécus dans sa jeunesse, et prendre en compte ses dons, son esprit créatif toujours en effervescence qui ont façonné cette personnalité hors du commun.
Louis Jouvet a travaillé sa diction comme tout comédien, il a mis en lumière le rôle de la respiration dans la restitution d’un texte pour captiver le public. Sans doute a t’il canalisé le souffle qui lui faisait défaut compte tenu de ses problèmes cardiaques, difficulté d’élocution qu’il a pu surmontée dans sa jeunesse et à ses débuts dans le théâtre.
Il serait intéressant que vous participiez à ces réflexions, tout documents ou témoignages de votre part sont les bienvenus!
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